Il y a quelques semaines, j’ai eu la chance d’avoir une discussion passionnante avec un architecte. Il me faisait remarquer que la ville occupait toujours une place importante dans mes romans et que l’urbanisme y était, en quelque sorte, un personnage à part entière. Il est vrai que le sujet m’a toujours passionnée.
Féru d’histoire et attaché au symbole, cet homme de culture m’a expliqué en quoi les villes du royaume étaient aujourd’hui, comme dans la plupart des pays du sud, des espaces complexes, foisonnants et plutôt hostiles à deux catégories de la population: les jeunes et les femmes. D’après lui, on peut lire dans la cartographie urbaine comme dans un livre d’histoire. En un mot, l’organisation de nos villes raconte ce que nous sommes, comment nous partageons notre espace et quel citoyen nous construisons pour demain.
A ce titre, Casablanca est un exemple extrêmement frappant. Ceux qui ont connu la ville blanche il y a cinquante ans ont bien du mal à la reconnaître. Et pour cause! Les villas historiques ont été rasées et les espaces verts ont presque tous disparu. On a détruit la villa Mokri, les grands magasins Paris-Maroc, le Théâtre municipal, l’aquarium. L’hôtel d’Anfa, où s’est déroulée la conférence du même nom pendant la Seconde Guerre mondiale, a été démoli en 1972. La piscine municipale et ses plongeoirs géants ont été rasés. Le cinéma Vox, qui comptait 2.000 places et était à son époque, l’un des plus grands du monde, a été détruit en 1970.
Tout le monde a oublié ses trois balcons superposés, son toit ouvrant, servant de cinéma, de théâtre et d’opéra, conçu en 1935 par le grand architecte français Marius Boyer. Les Arènes de 3.500 places qui auraient pu servir aujourd’hui à tant de manifestations n’existent plus. Bâties selon les versions en 1913 ou en 1921, elles ont accueilli les plus grands toréadors dont El Cordobes, des matchs de boxe avec Marcel Cerdan et des galas enchantés par la présence de Jacques Brel, Fayrouz, Oum Kalthoum… Alors que disparaissait ce patrimoine architectural, on a vu pousser comme des champignons, des constructions au style anarchique et à l’exécution grossière.
Les années 1980 ont été des années noires. Les émeutes des étudiants et des opposants ont laissé des traces jusqu’à aujourd’hui. Elles ont surtout installé une méfiance durable des autorités et des urbanistes à l’égard des jeunes et de leurs lieux de rassemblement. Dans la capitale économique, on a purement et simplement rasé les lieux de loisirs. Dans des villes comme Fès ou même Marrakech, les quartiers étudiants sont devenus de véritables villes dans la ville, des cités fortifiées constamment surveillées par les forces de l’ordre.
Dans les années 1990, c’est la spéculation immobilière qui a pris les jeunes pour cible. Les terrains vagues ou les espaces de sport en plein air ont été captés par les grands groupes qui ont construit des barres de logement. Au lieu de jouer au foot dehors, les jeunes se sont mis à zoner ou alors ils se sont inscrits à des cours de boxe ou de karaté, dans des salles en sous-sol louées par des associations sportives. Pas étonnant que notre pays soit devenu assez compétitif dans ces sports de lutte. De l’urbanisme aux Jeux olympiques, il n’y a donc qu’un pas!
Le début du règne de Mohammed VI va permettre une certaine renaissance de la ville. Renaissance par la rue et par l’art urbain. Renaissance non pas par les bourgeois mais issue des quartiers populaires et des classes moyennes. A Casablanca, on parle alors de Nayda, une sorte de movida à la sauce marocaine. En 2002, on organise la première fête de la musique. Lors des festivals de musique urbaine, on voit dans les rues des jeunes portant des crêtes teintes en rouge, des jeunes femmes s’essaient au rap, on vient en groupe, on écoute de la musique toute la nuit. Mais la fête est de courte durée.
En 2003, Casablanca explose. La ville monstre révèle son visage le plus noir. C’est elle qui a enfanté cette jeunesse désespérée. Elle a couvé cette haine dans son sein, dans ces quartiers délaissés dont personne ne parle. Qu’on ne veut surtout pas voir. Ces quartiers sans transports et sans infrastructures. Ces quartiers de l’exode rural et de la misère. En même temps que se déploient de nouvelles méthodes sécuritaires, notamment dans les quartiers défavorisés, on assiste à une croissance folle, à une véritable folie immobilière et spéculative. Des buildings sortent de terre, débordent même sur l’océan. Aménagement de la corniche, de la gare, restructuration des parcs, création de tunnel, réhabilitation de la médina, développement de centres commerciaux gigantesques, réaménagement de la marina. La ville change de visage à un rythme fou. Au cœur même de la ville, le plus grand théâtre d’Afrique est en train de voir le jour. Un conservatoire sort de terre.
Mais personne n’est dupe et chacun sait que ces infrastructures gigantesques seront réservées à une partie de la population. Car, comme le regrettait mon ami architecte, il est évident que la culture populaire a déserté la ville. L’argent, la consommation, le show-off sont devenus les principaux loisirs. Mais nous aurions tort d’être trop pessimistes car certains continuent de se battre pour permettre à des lieux d’exister, comme les Abattoirs, l’Uzine ou certaines salles de concert. Ils le font avec la conviction forte que la ville est un lieu de partage, où la culture doit être l’affaire de tous et permettre le débat et la mixité sociale. Ces gens-là sont à mes yeux des citoyens exemplaires, des gens qui changent le monde quand ils permettent au public de découvrir un film, un spectacle de danse contemporaine, le travail d’un peintre… Nos villes sont jeunes et c’est la jeunesse qui insuffle son énergie à notre pays. Ils sont à la fois notre horizon et notre inquiétude. Que faire de ces jeunes? Quels loisirs leur proposer? Comment leur permettre de laisser leur empreinte sur la ville? Comment favoriser la mixité des classes sociales et des sexes, dans le respect mutuel? A toutes ces questions, autorités et urbanistes devraient s’atteler, avec le souci de créer pour demain des villes pour tous.