Ce mâle déshumanisé, au pouce bleu levé

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Chronique2018. Voilà donc où nous en sommes arrivés, les yeux rivés à nos écrans, à Casablanca, comme à Paris, Londres, Rome, New York, Rio de Janeiro, New Delhi, Pékin, Tokyo: à une standardisation des conversations amoureuses ou amicales, désormais virtuelles...

Le 27/09/2018 à 11h37

«Un samedi soir sur la terre»… Soulagée d’être en week-end, après une dure semaine de labeur. Il est un peu plus de 23 heures quand, légèrement éméchée, je m’aperçois, horrifiée, que je n’ai plus de cigarettes.

Je bondis brusquement du tapis sur lequel j’étais vautrée, saute dans mes sandales. Trépigne en attendant l’ascenseur qui me descendra de trois étages à l'épicerie-tabac accolée à l’immeuble.

Ma mission accomplie, je décide de ne pas remonter immédiatement chez moi. En bon bélier que je suis, je donne un coup de cornes dans l’air vicié, pollué de Casa et, tête baissée, me précipite, dévale la rue. Direction un autre immeuble, juste un peu plus loin.

Arrivée là, face au cerbère-gardien pourvu comme il se doit d’une moustache, je me transforme en détective. Sur la seule évocation d’un prénom, je lui soutire, vite fait et en finesse, un numéro d’appart’, un étage, et à un petit silence, je devine qu’il est chez lui.

Peut-être vais-je enfin apercevoir une paire d’yeux, de mains, un T-shirt avachi, un caleçon aux carreaux écossais défraîchis, dissimulant l’essentiel, mais pas ses gambettes velues et, que sais-je encore, des orteils, à supposer qu’il se balade pieds nus chez lui.

Je monte. Je constate que son ascenseur est autrement plus «génial» que le mien. Un «ascenseur génial», c’est l’expression qu’il a employée pour qualifier cette cabine qui lui a permis, à plusieurs reprises, de s’élever jusqu’à mon chez-moi. Bref.

Sa porte.

Dring.

La musique étouffée que j’ai entendue à l’intérieur, l’espace de quelques secondes, s'arrête brusquement.

Dring, à nouveau.

Silence.

Je m’adresse, à voix haute, à l’œil-de-bœuf. Allez, courage, mon vieux, sors donc m’affronter. J’appuie régulièrement sur l’interrupteur, rallume la lumière, le laps de temps accordé par la minuterie est bien court.

Dring, encore.

Silence de mort. Je l’imagine figé, en catalepsie, osant à peine respirer.

Je renonce à mon expédition. Redescends. Dans le hall, le gardien est étonné de me voir si vite rebrousser chemin.

Ce cerbère moustachu sort alors son téléphone, l’appelle.

Courte conversation en darija entre ces deux-là, puis Moustache me tend l’appareil. 

Je reconnais, tout d’abord, la musique en sourdine, c’est celle-là même que j’ai entendue derrière sa porte, il y a quelques instants. Eh oui, le fourbe est bel et bien chez lui.

Qu’importe, je parle à cette voix désincarnée, que j’ai tant aimée, mais cette fois-ci, dès le premier allô, il a ce ton froidement métallique que je lui connais déjà, pour l’avoir entendu lors d’une précédente dispute.

Le téléphone de Moustache collé à l’oreille, j’écoute ses paroles, uniquement des sous-entendus agressifs.

Je vous décrypte ce qu’il m’a dit, de sa voix tranchante: je n’ai pas de temps à te consacrer! Comment oses-tu? Pour qui te prends-tu?

Ben oui, j’ose. Et puis d’abord toi, pour qui te prends-tu donc?

J’ai cru, voici quelques temps, avoir affaire à:

- un gentleman,

- une tête pensante,

- un intellectuel…

Il va pourtant bien falloir que je me rende à l’évidence.

Je me suis retrouvée, petit à petit, empêtrée à chatter, sur la messagerie privée de Facebook, avec un goujat, un malappris, un malotru qui a usé ad nauseam de force pouces levés, bleus, les pouces, de smileys impersonnels, de "Vu" d’une totale grossièreté, de bien d’autres de ces nouveaux codes.

2018. Voilà donc où nous en sommes arrivés, les yeux rivés à nos écrans, à Casablanca, comme à Paris, Londres, Rome, New York, Rio de Janeiro, New Delhi, Pékin, Tokyo: à une standardisation des conversations amoureuses ou amicales, désormais virtuelles, où les valeurs les plus élémentaires des rapports humains, celles de la simple franchise, de la belle délicatesse, disparaissent.

Lui aussi, comme des milliards de ses congénères, a fait siens ces nouveaux liens désincarnés, déshumanisés, dans lesquels nous perdons la plus belle part de ce que nous sommes.

J’avoue que comme beaucoup de terriennes, je me suis laissée prendre à ce jeu malsain, si usuel chez ces néo-mâles du XXIe siècle, qui se moquent désormais ainsi des femmes, devant leurs écrans. Oui, des «néo-mâles». Je n’ose les qualifier d’hommes.

Je suis peut-être démodée. Je crois qu’écrire à l’autre, c’est approfondir une relation humaine, ce rendez-vous de deux histoires particulières.

J’ai aimé m’adresser à toi par écrit. Cette bien naïve confiance que je t’avais accordée était pour moi le prélude à d’autres rencontres.

Ces rencontres, tu me les a refusées, tu as écourté des conversations, tu as réussi à orchestrer une belle série d’ellipses communicationnelles, laissant la part belle à mes interprétations, à mes fantasmes, lesquels t’ont permis de donner libre cours, de ton côté, à tes fins sourires, à tes moqueries d’abord in petto, ensuite explicites. Avanie, vexation, et hop, d’un coup de baguette magique, tu redeviens séducteur, dans un cercle vicieux que tu t’es complu à entretenir. Mais quel talent! 

Je me suis gravement, très gravement trompée. Je n’ose imaginer le nombre de victimes que tu as entraînées dans ce jeu pervers, car nous sommes bien évidemment plusieurs à avoir été prisonnières de tes filets – d’autres le sont-elles encore?

Je n’ose imaginer, non plus, le nombre de néo-mâles sur cette planète, qui, tout comme toi, séduisent d’abord, puis ricanent, jubilent ensuite en rabaissant des femmes.

Un conseil: change vite de trottoir si l’on en vient à se croiser, cela vaudrait mieux pour toi.

Je préfère te prévenir que je ne réponds pas de moi.

Par Mouna Lahrech
Le 27/09/2018 à 11h37