Du sexe dans la cité

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ChroniqueDans la rue, je suis systématiquement dévisagée, examinée en tant que chair potentiellement à baiser (je ne vous parle bien évidemment pas là d’un galant baisemain).

Le 25/10/2018 à 14h14

Casa, fin de journée, la semaine dernière. En plein boulevard, dans le centre-ville.

Je marchais parmi d’autres, sur ce trottoir peuplé du sacro-saint combiné djellaba-voile, de quelques jeunes délurés, de ces moustaches sur des visages hâves, qui font si banalement partie du paysage, que je ne les remarque même plus tellement ce n’est vraiment pas joli, quand, en sens inverse, deux énergumènes se sont résolument avancés vers moi. 

D’instinct, comme tous les piétons en ville, mes réflexes me l’ont commandé, j’ai cherché à esquiver le contact à venir. Mais eux, non, au fur et à mesure qu’ils avançaient, le recherchaient, ce contact.

Et puis il y a eu ce moment fatidique où ils se sont inéluctablement retrouvés très près de moi, alors que j’avais eu beau, jusque-là, esquisser un pas à droite, à gauche, vous savez, cette pantomime si connue, et si ridicule, cet énervé et très citadin «je suis pressé, ne me touche surtout pas»…

Les deux énergumènes m’ont alors étroitement encadrée.

Et pendant que je continuais à marcher, je me suis brutalement reçue une claque sur mes fesses rebondies.

Fugace agression.

Mon corps a été envahi, une fraction de seconde, par le rude contact d’un autre.

Ravaler ma fierté. Ne pas me retourner, serrer, tiens, justement, les fesses, continuer à marcher.

Humiliation, dégoût, colère. Boule dans la gorge.

Ce vif regret, aussi, de ne pas avoir poursuivi ces cours de Krav Maga entamés avec ma fille, l’année dernière.

J’aurais persévéré dans mes séances de combat rapproché et à mains nues, je vous garantis que la zigounette et les coucougnettes de ces deux là ne s’en seraient pas remises.

Cette agression en pleine rue n’est que l’énième d’une longue série…

Je devrais être résignée. Je n’y arrive pas.

Impossible.

J’ai grandi à Casablanca.

Hormis quelques petites infidélités à ma ville d’enfance, du plus loin que je remonte dans ma mémoire de piétonne, à Casa, j’ai été dévisagée, jaugée.

Collégienne, lycéenne, jeune mariée, maman divorcée, dans tous les cas chieuse assumée, j’y ai été harcelée.

Alors soyons francs.

Reconnaissons-le, Marocaines, Marocains, et nos hôtes bienvenus pour longtemps… 

Comme dans l’ensemble du monde musulman, la rue, au Maroc, c’est le territoire de chasse favori d’énergumènes en rut.

Et leurs proies, ce sont nous, les femmes.

Nous nous subdivisons, pour ces énergumènes, en deux catégories: les baisables et les non-baisables.

Aucune envie de vous écrire des circonvolutions alambiquées.

J’y vais franchement, à coup de retours à la ligne vengeurs, je m’éloigne sciemment de toute métaphore, parce que j’en ai franchement marre: oui, ça va faire des années que je subis ça.

Dans la rue, je suis systématiquement dévisagée, examinée en tant que chair potentiellement à baiser (je ne vous parle bien évidemment pas là d’un galant baisemain).

So, are you baisable or not?

Je sais que je vous agresse avec ces mots.

Ils sont à la mesure de ces agressions que je subis depuis mes 12 ans, car je n’étais pas encore pubère qu’on me harcelait déjà.

Suivie en voiture.

Pourchassée à pied.

J’ai dû entendre bien des murmures indécents à mon oreille.

On me parle avec insistance dans la rue, on me harcèle sur les trottoirs depuis des temps immémoriaux.

Cet énième harcèlement, cette agression de la semaine dernière, ne me fait pourtant pas oublier que c’est au tour de ma fille, 16 ans aujourd’hui, de subir la dure loi des énergumènes.

Ma fille s’en plaint parfois, quand elle rentre à la maison, car elle va à pied à son lycée.

Et là, je frémis. De rage, de colère.

Ma fille. Mon enfant, harcelée.

Des mots crus.

Des allusions.

Des attouchements.

Quant à moi, je suis, à cette période de ma vie, et selon les règles de ces énergumènes, en train de basculer de l’autre côté…

Du côté non-baisable.

Car, pour les énergumènes, les femmes sont des produits consommables, pourvus d’une date de péremption.

Mon âge, après une journée de dur labeur, la fatigue aidant, se laisse deviner, je vous annonce aussi ces quelques excès de houblon (à chacun ses péchés mignons, personnellement les traditionnelles célébrations annuelles à Munich me mettraient en joie, j’aime cette germanique attitude) et il y a aussi, je vous l’avoue, mon certain laisser-aller à la malbouffe.

Ah, cette pizza avec supplément roquefort commandée à 21 heures, quand t’as plus la force d’aller éplucher des tomates et te faire cuire des pâtes…

Non, la photo que je vous sers en accompagnement n’est pas mensongère, c’est un selfie, nuance. On n’est jamais aussi bien servi que par soi-même, n’est-ce pas?

Oui, la rue est rude, dedans on m’y dévisage sans filtre, sans tamis, dans la lumière crue de ma quarantaine nouvellement entamée.

Vous aurez donc la gentillesse d’attendre patiemment que je finisse mon régime, pour que je vous dévoile enfin l’ovale parfait de mon visage.

Mais revenons à nos moutons.

Ou plutôt à nos énergumènes.

Vous le savez bien déjà, cela ne fait pas si longtemps que les femmes ont investi l’espace public.

D’ailleurs, je vais, une fois encore, dévoiler un pan de mon histoire personnelle.

Flash-back. Mon arrière-grand-mère, Rkia, ne se risquait dans la rue que pour assister à des fêtes chez les uns et les autres, ou pour la sortie hebdomadaire au hammam, loué à cette occasion pour les femmes de la famille. On ne s’y mettait à poil qu’entre soi, et, sur le trajet, on était dans cette sempiternelle djellaba, la tête, le visage, dissimulés sous ces ngab et l’tham aujourd’hui en passe de disparaître. C’était il n’y a finalement pas si longtemps, au début du siècle dernier, dans une des nombreuses villes de ce beau pays.

Ma grand-mère, Zineb, avait fini, à l’indépendance du Maroc, par jeter ces fameux ngab et l’tham. Elle avait gardé la djellaba, qu’elle «oubliait» de mettre à ses rares incursions en territoire occidental, pour revêtir avec délices une robe laissant apparaître ses mollets…

Ma mère? A ses vingt ans, et nous sommes là dans les seventies, c’était minijupe et bottes, l’époque des romans-photos, de Sylvie Vartan, de Françoise Hardy, de Johnny qui vient de partir.

De harcèlement, d’allusions sexuelles en pleine rue, pour ces trois générations, il n’a jamais été question.

Ma mère, comme bien des Marocaines dans leur jeunesse, s’est baladée en minijupe au milieu des djellabas, des ngab et des l’tham, sans que personne ne la fasse chier.

Pourquoi, alors, des énergumènes me font chier depuis le début des années 90?

Pourquoi, surtout, d’autres énergumènes font chier ma fille, née en 2002?

En trois générations, les femmes ont progressivement investi l’espace urbain.

L’espèce énerguménienne a alors fait son apparition dans la rue.

Oui, j’invente des mots quand j’en ai envie.

Et puisque la colère monte, je ne vais donc pas me priver de crier.

Exode rural? Invasion d’énergumènes.

Explosion démographique? Multiplication d’énergumènes.

La solution? L’éducation de potentiels futurs énergumènes.

Et là… Je fais un doux rêve.

Ô miracle, nous remarquons une progressive diminution du nombre d’énergumènes. 

Femmes et hommes marchent paisiblement dans la rue, dans une indifférence générale des uns et des autres.

Ma fille, en sa fin de vie que je lui souhaite la plus longue possible, assiste à la phase finale de leur extinction.

Maroc, fin du XXIe siècle.

Les énergumènes sont en voie de disparition dans l’espace urbain.

L’espèce est devenue rare. Presque à protéger.

Post-scriptum. Qui est casablancais, qui a lu ça, et a envie de jouer à un jeu de physionomiste, à s’amuser à deviner où pourrais-je bien me dissimuler, au milieu de la foule, encore pourvue d’un (minuscule) double-menton, est invité à participer au forum Café Politis, le 31 octobre 2018 à 19 heures, sur l’esplanade de la Sqala. Le thème en sera, justement, celui du harcèlement dans la rue. L’entrée est libre.

Par Mouna Lahrech
Le 25/10/2018 à 14h14