Mémoires d’un trou

F. Pomel

ChroniqueJe ne vous impose rien, et surtout pas la lecture de ce qui suit… Prenez votre temps, si vous le voulez.

Le 09/09/2022 à 14h36

C’était il y a quelques jours, je lui ai longuement parlé de tout, sauf de «ça»: l’histoire de mon trou originel, là où je suis née, là où j’ai vécu de longues journées… Il n’en a rien su au cours de notre face-à-face, le premier, et ce sera le seul, je crois.

Ce n’est pas que je m’en fous, c’est juste que ce n’est pas une priorité, ce n’est pas au centre de mes préoccupations. Des fois j’y pense, et puis j’oublie. C’est là, c’est tout. Comme de vieux meubles un peu encombrants, dont on ne sait que faire.

J’ai parlé à ce thérapeute de ma vie heurtée et tumultueuse, du miracle que cela représente pour moi d’être aujourd’hui encore debout, avec toute ma tête.

Je me suis ensuite allongée sur un petit matelas, et son soin ésotérique a pu commencer. Ses mains se sont approchées de mon corps, il était à genoux, et il a senti…

... D’abord de la joie, qui venait du côté droit de mon ventre. Un sentiment agréable m’a envahi, des fourmillements et une douce chaleur s’est propagée dans mes intestins. Je suis joyeuse, en paix avec ce que je suis. C’est un fait.

Le magnétiseur-guérisseur s’est ensuite approché de mes pieds, prononçant des incantations hébraïques, tout en invoquant la Vierge. Moi, à ses consignes, je L’invoquais et je les invoquais tous. Allah, évidemment notre Prophète, et Marie, bien sûr, et Jésus, et Moïse…

Tranquille, pas exaltée, pas en transe… Très curieuse, j’attendais de voir ce qu’il allait se passer.

Arrivé à mes pieds, le magnétiseur-guérisseur m’a alors demandé: «pourquoi tous ces prisonniers, pourquoi toutes ces chaînes?».

D’énormes larmes salées que je n’ai pas pu réprimer ont alors jailli, j’ai vu des chaînes, des fers, le boulet aux pieds de centaines de malheureux…

J’en suis issue, c’est la dure, cruelle, terrible histoire de mon trou originel. Je vous la raconte, à peine déformée, à ma manière déjantée.

1492. La méchante déculottée infligée par IsabelIsabel bottait déjà de toutes ses forces, mais cette année-là, Isabel botta les derrières de Juifs et de Musulmans avec une rage inégalée.

C’est par troupeaux entiers qu’il s’égaillèrent, leurs mains protégeant leur postérieur des féroces bottes d’Isabel.

Il fuirent à toute vitesse le sud de cette péninsule où, pour la plupart, leurs aïeux s’étaient installés depuis déjà huit siècles.

Beaucoup atterrirent, selon leur bonne fortune et les hasards de leur route, dans plusieurs villes de notre pays. Ils y reconstruisirent leur vie, y fondèrent parfois une nouvelle famille, y perpétuèrent leurs traditions, leurs coutumes, en adoptèrent d’autres.

Quelques-uns s’installèrent dans ce qui est mon trou.

XVIe siècle, une nouvelle énergie dans mon trou: «Isabel, ce thon»Le trou existait déjà, depuis fort longtemps. Il y avait là une petite école, mignonne, digne de ce joli petit trou balayé par les embruns, faisant face au fleuve, devant l’océan.

Parmi les lignées qui y vivaient déjà depuis belle lurette, celle du Fils de la Verte, un lettré, un savant, un théologien… Au fin fond de la jarre de mon trou, il y a eux, parmi d’autres, j’ai pu le détecter très tranquillement.

Conversation, à cette même époque, entre quelques jeunes expulsés de la péninsule:«Mon père m’a tout raconté sur son lit de mort, en me confiant la clé de notre maison dans la péninsule… Il était tranquillou en train de cueillir une pomme dans son jardin, quand d’un seul coup il s’est reçu un grand coup de pied dans le derrière. Il s’est alors mis à courir en direction du sud, c’était irrésistible. C’était Isabel! Et, paraît-il, elle était terrifiante.- Tiens, idem, sauf que le mien, à ce moment-là, faisait sa prière. Pareil, il n’a rien pu faire d’autre que de se mettre à courir… Une femme ultra-moche, hypra-autoritaire, super-dure, et elle bottait, elle bottait…- Voilà, nous aussi, on s’est tous mis à courir avec une bonne femme, moche, qui nous bottait le derrière.- Attends, mais elle a pas le droit d’être moche.- T’as raison. C’était un thon, je te dis, un vrai thon…»

Une énergie nouvelle se mit en place dans mon trou.

Mot d’ordre: «Isabel, ce thon».

Objectif: rouvrir la porte de leur maison, avec la clé que leur avait confié leur père.

Il examinèrent un plan A: courir vers le nord du pays. Impossible. Voie bouchée.

Le plan B, très audacieux, les séduisit: aller en mer, avec quelques notions d’astronomie, il s’en sortiraient. C’est ce qu’il firent. Une sorte de croisade à l’envers naquit, prospéra.

XVIIe siècle, une nouvelle philosophie dans mon trou, grâce à l’infiltration d’un Truc (qui, en fait, n’en avait juste rien à péter qu’Isabel ait, ou non, été un thon)Echange de lettres entre deux Grands Manitous. Je vous les résume:«Ohé, le Grand Truc? (L’empire de Truquie, XVIIe siècle, oublie l’immensité que c’était, Ndlr.)

- Oui, le Grand XXL? (Le règne de ce Grand Manitou-là, juste oublie la longévité et la poigne, Ndlr.)

- Tu m’envoies un de tes gars? J’ai une mission très délicate, qui demande force, courage, patience, et un secret absolu. J’ai un trou, ici, ils sont devenus dégoûtants. Ils puent, il faut les nettoyer.

- Oki (il lui a pas dit exactement ce terme, je résume, je vous dis).

Bref, il y eut un renouvellement d’allégeance, dans le palais de la capitale des Trucs (laisse tomber le palais, oublie la capitale...). 

Une immense chevauchée du Fabricant de Savon (c’était bel et bien son nom, je vous jure que je n’invente rien), à travers l’empire des Trucs, d’Est en Ouest.

Il arriva enfin au pays du Grand Manitou XXL. Brief reçu, dans la grande salle d’un autre palais, dans la capitale d’alors de mon pays.

Le Fabricant de Savon sortit de là (Pfiou, la mission...), s’épongea le front, et se remit bravement en selle, direction mon trou.

Il réussit à s’infiltrer au beau milieu de ces corsaires revanchards, devenus des pirates qui refusaient de payer l’impôt. Il apprit à hurler, comme eux, «Isabel, ce thon!», au milieu des vagues, en se lançant à l’abordage en plein océan.

Sourit aussi, plein d’autodérision, lui, le Fabricant de Savon, en sniffant discrètement ses aisselles après une prise de caravelle particulièrement mouvementée.

Leur transmit l’art de se nettoyer selon sa grande lignée de Trucs, apprit à apprécier les subtilités de leurs plats -et leur glissa, au passage, un terme bien de chez lui: la «tangereu», soit la marmite, et toute l’importance de bien veiller à la remplir.

Vingt ans se passèrent, le foyer de pirates en était toujours un, doublé d’une annexe, le Trou-tout-neuf.

Le Fabricant de Savon forçait le respect de tous par sa bravoure, et ses grandes capacités à ne pas tirer la couverture à lui. Et sa mission, il l’accomplissait subtilement.

Une énorme dispute éclata un beau jour.

L’or qu’ils «pêchaient» ne leur servait plus à rien, les épices non plus. Les prisonniers ne pouvaient plus être échangés, et échangés contre quoi? Tu veux faire quoi de la rançon? En quelle monnaie? Ils avaient pas fait d'éco. Un peu d'astronomie, c'est tout. Et quelques lettres, allez, soyons pas injuste. 

«Tu comptes frapper monnaie?

-Tu veux en faire quoi de cet or? Tu vas le bouffer?

-Et la tangereu, comment on va la remplir, maintenant??!»

Je vous la fais courte (non, sans blague): il y eut ensuite un Grand pardon, qui se fit attendre, et finalement un renouvellement d’allégeance devant le Grand Manitou XXL, au règne qui fut aussi long que terrible, je vous le rappelle. 

En rangs d’oignon successifs, la foule se plia en deux, chacun regrettant amèrement et sincèrement son égarement de vingt ans.

Le Grand Manitou XXL, à cheval comme il se doit, les regarda sans les regarder. Il en fit appeler un, un seul.«Y a-t-il un Truc parmi vous?

- Le Grand Manitou XXL vous demande s’il y a un Truc parmi vous!»

Brouhaha. Le Fabricant de Savon surgit du fin fond de la foule.

Bronzé, fier, fort comme un Truc (d’où une célèbre expression), les traits burinés par le vent et les embruns de l’Atlantique.

Il y eut une allégeance, la première d’un Truc envers un Grand Manitou de mon pays.

Je ne sais pas pourquoi, je suis émue, là.

Ou, si, je sais pourquoi.

Et si tu ricanes, sache que je te botte.

Depuis, la mémoire de mon trou, qui ne s'est jamais remise de la façon dont cette révolte a été matée, a retenu ces trois leçons fondamentales: «un peu» (comment vas-tu? Un peu. Et toi? Un peu), «la tangereu, c’est important», «et tous les ans, bande de scrogneugneux, vous ferez fondre de la cire de toutes les couleurs, et vous défilerez pour Aïd Al-Miloud, en procession».

Nota bene.

1). J’ai vaguement parcouru, en me bouchant le nez, deux ou trois livres traitant, entièrement ou non, de l’histoire de mon trou. J’y ai pris quelques infos, mais surtout senti les immondes puanteurs de la pensée coloniale (certains ne s'en sont toujours pas départis, aujourd’hui encore). Roger Coindreau, Henri Terrasse, c’est ce que j’ai pu trouver, je n’ai pas vraiment cherché… Certainement pas des références, encore moins des historiens dignes de ce nom. Ce qui précède n’a aucune prétention, sauf, peut-être, celle de vous divertir. C’est le résultat d’observations et de déductions à partir de mon trou…

2). C’est bien d’avoir un trou, c’est bien d’en être fier. Et, oui, on s’en fout.

3). Les conserveries Isabel, légèrement interloquées par cette publicité inattendue, demandent des explications à cette rédaction. Patience. Dans une semaine, l’énigme sera résolue.

(To be continued, donc, cette histoire ne s’arrête pas là, à la semaine prochaine, si vous le voulez toujours.)

Par Mouna Lahrech
Le 09/09/2022 à 14h36