Au boulot, la semaine dernière, très tôt, vendredi matin, mal réveillée comme à mon habitude, je découvre, dans la kitchenette située au fond de notre vaste open space, cette atrocité: mon mug de café, mon unique objet personnel au travail, rempli à ras bord de lait qui avait tourné.
Le liquide avait été préalablement chauffé, et des caillots gélatineux surnageaient dans un magma jaunâtre, gras, fermenté, encore fumant.
Une chaude pourriture dans mon mug...
Stupéfaite par cette incroyable démonstration de haine, dont j’ai immédiatement décelé la portée délibérée, j’ai d’abord eu ce réflexe: vite, laver l’objet à grande eau.
Puis, indignée, incapable de me calmer, j’ai décidé, ô adorable auteur anonyme de cette sournoiserie, de consacrer à la «grandeur» de ton geste un des textes que je publie, chaque semaine, sur ce média en ligne dans lequel nous travaillons tous deux.
Que tu sois homme ou femme, je m’en fous, ton «acte de bravoure» à mon endroit est symptomatique d’un lamentable fait de société.
Bon. Il me faut d’abord te trouver un nom.
Puisque je suis en colère, je te baptise arbitrairement, en toute tyrannie et à la manière des Peaux-Rouges d’autrefois, Petit-Caillot-De-Lait-Fermenté.
Donc, cher Petit-Caillot-De-Lait-Fermenté, tu n’échapperas pas à la lecture de ces lignes, tout comme tu n’as pas échappé, au boulot, à mes remarques acerbes, certes lancées à la cantonade, mais qui, et tu le sais, tous le savent, t’étaient adressées.
Car oui, cela va faire une semaine, cher Petit-Caillot-De-lait-Fermenté, que je ne décolère pas.
Gracieux Petit-Caillot-De-Lait-Fermenté, cette précision, tout d’abord: ce mug, ma fille l’avait rapporté d’un de ses voyages, il y a bien longtemps, car elle était encore enfant que nous devions déjà nous séparer durant de longues semaines, son père étant installé depuis de nombreuses années de l’autre côté de l’Atlantique.
Cet objet que tu as souillé de ta petite haine envers moi, j’y tenais.
C’était l’un des signes les plus évidents que ma fille, 16 ans aujourd’hui, a bien grandi, qu’elle va bientôt prendre son envol.
Inspire, expire, Mouna. Calm down…
(…) «Et il dit: vos enfants ne sont pas vos enfants
Ils sont les fils et les filles de l’appel à la Vie à elle-même,
Ils viennent à travers vous mais non de vous.
Et bien qu’ils soient à vous, ils ne vous appartiennent pas» (…)
Tout va bien. Je nettoie mon cerveau en surchauffe avec Le Prophète de Khalil Gibran. Ce n’est pas là de la haine, oh non, ce ne sont «que» des vers. De l’amour, du bel amour, celui qui sait si bien prendre différentes formes. Toujours furieuse en écrivant ces lignes, je ressens le besoin vital, nécessaire, de cette purification qu’apporte la poésie, un amour parmi des milliers.
Cher Petit-Caillot-De-Lait-Fermenté, je ne vais pas te lâcher pour autant, même si je ne peux rien faire contre la sourde violence de ton geste calculé, si typique de ces petites haines ordinaires au travail, dans la rue, dans l’espace public, où chacun d’entre nous se trouve confronté à autrui, et donc à la différence.
Devant cet autre, si différent, si ton attitude est à vomir, qu’y puis-je, mis à part t’écrire ces lignes?
Comme toi, je travaille pour faire vivre ma tribu, composée, en ce qui me concerne, d’une bipède adolescente et d’un duo de quatre-pattes moustachus, aux oreilles pointues.
Travailler pour vivre. Cela ne m’empêche nullement de mettre du cœur à l’ouvrage.
Je ne sais pour quelles exactes raisons, amour de Petit-Caillot-De-Lait-Fermenté, tu me hais si fort.
Je ne tiens pas à le savoir. En fait, je m’en fiche…
Ton geste haineux et délibéré m’a conduit à cette réflexion: la vie en open space, c’est exactement comme la vie en société.
Il faut bien de tout, pour faire un monde, et ce microcosme au travail est, toutes proportions gardées, similaire à ce plus vaste troupeau qu’est une société humaine.
Ce troupeau, on peut le diviser en deux catégories.
Car au-delà des complexités de la psyché de chacun, toute l’humanité ne se subdivise qu’en deux sortes, finalement.
Il y a, d’un côté, ceux qui ont compris leur malheur. Qui y remédient.
Et puis il y a, de l’autre, ceux qui se contentent de s’empiffrer et de digérer (je te laisse compléter ce superbe processus, ô merveille de Petit-Caillot-De-Lait-Fermenté). Et s’ils ne faisaient que cela, ce serait heureux… Mais non… Ils diffusent aussi leur haine, née de ce vide abyssal, à différents degrés. Jusqu’au pire: celui de l’innommable terrorisme.
Eh oui, de ces petites haines si habituelles, que nous subissons dans nos quotidiens, à l’horreur du terrorisme, il y a un crescendo au dénominateur commun: celui de la crasse, laide, abjecte ignorance.
Ne t’en déplaise, mignon Petit-Caillot-De-Lait-Fermenté, je fais partie de la première catégorie.
J’ai bien compris mon malheur.
Mon malheur, c’est que je sais que je ne pourrai jamais totalement entendre Ulysse, de James Joyce, dans le texte. Que je pourrai y mettre toute l’énergie de l’ensemble de mes neurones connectés dans le même temps, la démonstration de la théorie de la relativité d’Albert Einstein m’échappera toujours. Ou encore, que les poèmes de Mohammed Khaïr-Eddine me resteront aussi hermétiques que ceux de Stéphane Mallarmé…
Petit-Caillot-De-Lait-Fermenté, ô chef-d’œuvre de la création, je pourrais te dérouler mon malheur sur des pages et des pages.
Je t’abandonne de bonne grâce ce qui fut mon mug. Et je te souris, d’un large sourire franc.
Car j’ai bien compris mon malheur, et j’y remédie.
Ma colère est saine, elle est forte et belle, quand ta haine est si vide.