Le monde arabe, j’y suis venue par la mystique, celle par exemple d’Ibn Arabi. Ces mystiques ont toujours cherché à atteindre un point de l’humain. Sylvianne Dupuis
Pour cette année 2015, le Salon du livre et de la presse de Genève et le Salon international de l’édition et du livre de Casablanca se sont faits les initiateurs d’un beau concept: celui de tandems mettant en présence un auteur marocain et un auteur suisse dont chacun interpellera l’univers romanesque et poétique de l’autre. Un concept qui tenait à cœur à Adeline Beaux, directrice du Salon du livre de Genève, et Younès Ajarraï, responsable de projet pour le ministère de la Culture. Deux grands passionnés de la littérature et défenseurs du dialogue interculturel.Avant d’être reçus à Genève par les auteurs suisses invités au Salon de Casablanca, Kebir Mustapha Ammi, Bouthaïna Azami et Kaoutar Harchi reçoivent, au SIEL, Sylviane, Jean-Marie Olivier et Julien Burri.
Le premier tandem a ainsi eu lieu samedi après-midi, devant un beau public venu assister au dialogue entre l’écrivain et essayiste marocain Kebir Mustapha Ammi, un esprit libre qui ne se reconnaît d’espace d’appartenance que celui des mots et de la littérature dans un monde de frontières négatrices à l’intérieur même, souvent des frontières, et Sylviane Dupuis, poète, dramaturge et essayiste genevoise.
Traduite en huit langue, dont l’arabe, Sylviane Dupuis est une grande figure de la littérature suisse romande. Auteur de sept recueils de poésie, de six pièces de théâtre et de trois essais, la co-fondatrice de la toute jeune Maison de la Littérature de Suisse romande a cette merveilleuse singularité de construire ses poèmes comme des œuvres d’art plastique où graphe et graphisme s’épousent pour mettre en scène un espace du sens et du sensible. Sylvaine Dupuis le dit bien : «L’art est aussi une forme. Et c’est cette forme qui permet de se faire que comprendre et d’échanger avec l’autre». Mais la forme, chez elle, va bien plus loin que la simple recherche d’une structure qui permet de rendre le texte accessible à l’autre. Géométrie de la lettre et du blanc, mise en miroir, mises en abîme, dialogue de la lettre avec la page blanche qui n’est plus simple support, la forme, chez elle, se fait chorégraphie convoquant tous les arts. Les mots s’y mettent en place comme un corps dansant, tantôt mouvant, tantôt figé, qui prend, quoi qu’il en soit, place dans un espace qu’il s’accapare. Un espace immense dont il prend possession jusqu’à faire parler les blancs, vibrer les vides.
Sylviane Dupuis mène d’ailleurs, dans certains de ses recueils, une réflexion sur le sens et la portée de l’art. «Qu’est-ce que l’art?» Une question qu’elle se pose, en effet, dans un recueil tout en aphorismes où elle donne sa « définition » de l’art : à savoir une « non définition », comme elle le dit elle-même. Car l’art est d’abord dans ce qui n’est pas et qu’il révèle, ou donne à sentir. «L’art n’a pas à plaire mais à agir sur nous (et sur ce qui, en nous, lui résiste», écrit-elle ainsi.
L’art ou la liberté d’habiter librement son espace« J’ai écrit une 1ère pièce, en 1990, qui était un clin d’œil à «En attendant Godot» de Samuel Beckett. A la fin, les personnages sont libérés, au bout de 40 ans. Que vont-ils faire de cette liberté? D’abord, ils décident de sortir de la pièce, puis d’y retourner pour l’habiter librement. Cette pièce a beaucoup plu dans les pays de l’Est où les gens se sont reconnus dans cette situation, ce désir de vouloir habiter librement son espace.», a déclaré, samedi, Sylvianne Dupuis dans le cadre de ce dialogue avec Kebir Mustapha Ammi. Et de faire allusion alors, avec cette délicatesse qui lui est propre, aux événements terroristes qui ont endeuillé Paris, en janvier: «Quand on se sent vide, qu’on a un problème à se situer dans le monde, il arrive qu’on passe à l’acte incompréhensible qui dit et le vide chez quelqu’un et ce qui va mal dans la société.»
Le dialogue s’est conclu sur un hommage rendu par Sylvianne Dupuis, prix Ramuz de poésie pour son recueil «Creuser la nuit», à Kebir Mustapha Ammi, «un conteur au point d’intersection de deux univers, un héritage de langue, et un héritage du récit.» Elle recevra à son tour l’auteur, entre autre, d’«Un génial imposteur», fin avril, à Genève, pour le Salon du livre qui s’y déroulera du 29 avril au 3 mai. Les deux écrivains ont d’ailleurs, durant ce beau face à face, questionné ces espaces plurilingues où, étrangement, les langues peinent à prendre place, subissent le joug d’une langue dominante ou dominatrice ou une situation de marginalisation qui étouffe la littérature.