Alex Miller propose, depuis le 10 novembre, une nouvelle rubrique intitulée Behind thes bars, ou «Derrière les barreaux», sur son site Vice. Et il commence par se pencher sur la prison de Guantanamo, et plus précisément sur les livres interdits aux prisonniers incarcérés dans ce camp. Quatorze, pour commencer, sont analysés par des romanciers, universitaires et critiques d’art qui se sont intéressés au projet et ont entrepris de tenter d’expliquer les raisons de cette censure. Une entreprise manifestement ardue, ces hommes de lettres n’ayant par exemple pas réussi à nous éclairer sur l’interdiction frappant la fameuse pièce de Samuel Beckett, En attendant Godot. Ainsi, David Leveaux, directeur de théâtre, a fini par admettre ne pas comprendre «la raison explicite de la présence de En attendant Godot dans la liste des livres bannis de Guantanamo», bien que cette pièce, «la plus iconique et incompréhensible de l’ère moderne», ait, ajoutera-t-il, «souvent fait l’objet de censures, particulièrement dans les prisons, pour sa dimension absurde et impénétrable». Etonnante réponse, quand le titre à lui seul sonne comme une provocation et une invite à la folie.
Imaginons un instant un prisonnier découvrant, dans sa cellule, ces deux personnages que sont Vladimir et Estragon. Deux personnages devenus prisonniers d’eux-mêmes et attendant, au milieu de nulle part, un certain Godot qui leur avait donné rendez-vous là et ne viendra jamais. Deux personnages devenus prisonniers d’eux-mêmes dans cette interminable attente, entêtée et entêtante. Absurde, certes. Et même tragiquement absurde. Car tandis qu’ils guettent l’apparition de Godot, c’est la folie qui les guette sur cette route désertique où seul, parmi les poussières infertiles, trône un arbre tout aussi absurde que cet étrange espoir auquel ils s’accrochent sans trop savoir pourquoi. Car Godot n’est rien d’autre que cela: un espoir. Espoir d’un lendemain, espoir d’une nouvelle aube. A se demander si cet arbre sous lequel les deux hommes attendant Godot n’est pas Godot lui-même. Godot qui, finalement, ne sera jamais qu’une métaphore. Métaphore d’une renaissance espérée, d’une soif de liberté aussi inassouvie qu’inassumée, métaphore d’un renouveau, impossible, obstrué par ceux mêmes qui l’invoquent. Car l’arbre fleurira à leur insu.
Imaginons un instant un prisonnier découvrant, dans sa cellule, un Vladimir et un Estragon qui, comme lui, s’occupent comme ils peuvent en attendant Godot. En attendant l’espoir. Mais ils auront beau tenter de s’occuper, les heures, les jours passeront égaux à eux-mêmes, insipides, récurrents, tout juste animés par l’angoisse du doute qui succédera aux premières étincelles de cet espoir irraisonné. Sont-ils au bon endroit? Ont-ils bien compris où et quand ce mystérieux Godot leur avait donné rendez-vous?
Et il n’est pas bien difficile d’imaginer les désastres d’un tel scénario dans l’esprit d’un homme enfermé qui espère aussi, sans doute, un Godot qui tarde à venir. Il n’est pas non plus bien difficile d’imaginer cet homme s’identifier à un Vladimir ou à un Estragon pour embraquer dans son délire son codétenu et lui faire endosser le rôle de son compagnon d’infortune. Quant à la scène de la soudaine tonitruante intrusion d’un Pozzo et d’un Lucky, pas si «lucky» que ça, il n’est pas bien difficile non plus de la transposer dans une cour de prison pour en arriver à y voir une confrontation entre deux prisonniers imprégnés d’espoir et un despotique et cynique Pozzo, incrédule, qui mène un Lucky à la baguette, au grand dam de Vladimir. Pozzo et Lucky, deux intrus qui s’évaporeront soudain pour laisser Vladimir et Estragon seuls face à eux-mêmes. Fin de la violente «récré» où Pozzo humilie Lucky dans une avilissante mise en scène sonnant comme une menace, au point que les deux égarés, malgré leur dégoût, se prêteront à son jeu avant de retourner à leur attente stérile.
Perte de repère, perte d’identité, aliénation, avilissement, et le temps qui s’écoule, vain. Non, décidément, ce n’est peut-être pas une bonne idée de faire entrer Godot dans l’esprit d’un prisonnier. Encore faudrait-il que les raisons de cette censure soient bien de préserver les détenus de la folie. Apparemment, c’est plutôt la révolte et l’émeute que la direction du camp cherche à éviter. Le Marchand de Venise de Shakespeare serait en effet interdit pour son «esprit libéré. Et il est explosif. Revanche, honneur, argent, et race: il provoque des disputes à chaque page.» Toujours est-il que cette censure est une reconnaissance du pouvoir de la littérature.