Exclusivité-Le360. Ep13. Les bonnes feuilles de «Meg Broncovitch», un récit de Mustapha Kebir Ammi

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Mustapha Kebir Ammi nous offre un texte inédit, "Meg Broncovitch", dont nous vous proposerons, chaque semaine, un extrait. Un texte lié à l'actualité et plein de rebondissements. Du narrateur, l'auteur dit qu'il lui ressemble "comme un double" dans ce récit qui, ajoute-t-il, "évoque des problématiques importantes", servies par une plume délicieuse.

Le 02/04/2022 à 11h03

Je ne laissai rien voir de mon trouble. Je n’étais pas là pour faire le gendarme et indiquer à Clarksdale ce qu’il convient de penser. Je le laissai me parler longuement de Boabdil, le dernier des Abencérage, je croyais entendre Chateaubriand, il avait appris cette œuvre par cœur, il étouffait de lourds sanglots dans sa gorge. Il partageait la douleur du héros malheureux, Boabdil, qui, contraint de laisser son incomparable palais, l’Alhambra, aux armées chrétiennes, n’avait plus que ses yeux pour pleurer comme une femme ce qu’il n’avait su défendre comme un homme!

Il me convia chez lui. Sa maison, dans les faubourgs, n’avait plus rien de victorien. Il l’avait transformée pour en faire un petit palais à l’instar de la maison de Pierre Loti à Rochefort. Le maître des lieux, ici, vivait vraiment comme un petit prince des Mille et Une nuits. Le décor, les servantes, les femmes, et les concubines… Elles étaient toutes très jeunes. Elles étaient habillées et maquillées comme pour faire croire qu’elles venaient tout juste d’entrer en puberté. Il s’était converti, ayant eu la révélation un jour que l’islam était la religion du futur et qu’en dehors d’elle, le monde était voué à sa perte! Mais il n’y avait aucun désir de prosélytisme chez lui ni rien de malveillant, il était simplement un peu loufoque. Il s’était persuadé qu’on pouvait atteindre la Vérité avec un grand V, et que cette vérité, la seule qui soit, n’avait pour objectif que de servir l’humanité toute entière.

Il m’invita à me mettre à l’aise. Puis il s’absenta et revint, fier de lui, avec un sourire jusqu’aux oreilles. Il avait troqué son pantalon et sa veste en velours, contre une robe longue, écrue, avec des broderies autour du cou, exactement comme celle que portent les salafistes autour de la mosquée de Finsbury Park à Londres. Il fit brûler des bâtonnets d’encens et s’assit en tailleur sur un tapis de Jaïpour.

Il claqua des mains et une servante nous apporta du thé à la menthe et des cornes de gazelle. C’était une jolie jeune femme, souriante, prénommée Suzy, que Clarksdale appelait Aïcha. Elle ne devait pas avoir plus de seize ans, mais elle jouait à paraître aussi jeune et fraîche que l’épouse du prophète. Une autre, Zineb, lui emboîta le pas. Une autre encore, Khadija, suivit et vint me saluer bien bas. Je me demandai si d’illustres femmes n’allaient pas toutes défiler devant nous. Clarksdale prenait manifestement beaucoup de plaisir à me présenter son harem. Dans d’autres circonstances, tout cela m’aurait amusé. Dans le cas présent, je n’avais aucune envie de rire. Pour prier, Clarksdale, qui avait pris le nom d’Abdullah, m’apprit qu’il se rendait immanquablement cinq fois par jour à la mosquée, un lieu de culte dans la cave d’une maison victorienne, sur Madingley Road, face à un stade de sports, où il était connu comme le loup blanc.

C’est là, dans cette mosquée, que je l’ai entendu, plus tard, tenir des propos qui m’ont fait froid dans le dos. Il parla une ou deux fois d’un homme, que je crus reconnaître. Il ne mentionna pas son nom, mais il s’agissait de … Simpson!

L’imam de cette mosquée, un dénommé Steven, un rouquin de haute taille, bâti comme un joueur de foot, s’est joint à nous. C’était un fervent admirateur de Cat Stevens et il avait, lui aussi, joué dans un groupe rock, à Liverpool, avant de rejoindre l’islam. Il lui arrivait encore d’écouter les Pink Floyd, Led Zeppelin et Janis Joplin, il n’arrivait pas à tourner complètement la page, mais ça ne le plongeait pas dans le même état qu’autrefois. Il avait fumé, m’apprit-il, et connu toutes les débauches avant la rédemption, car le ciel veille sur nous. Je hochai la tête. Il était loquace. J’appris que Clarksdale avait été mis sur une voie de garage: l’illustre professeur n’avait plus sa tête, suite à un accident survenu à Glenshee, en Ecosse, où il s’était ouvert le crâne en faisant de l’escalade. Toutefois, King College lui avait laissé son bureau et ses émoluments pour services rendus.

Clarksdale reprit la parole ensuite pour m’apprendre, comme si je ne demandais que ça, que c’était dans les Highlands, en Ecosse, qu’il s’était tourné vers l’islam. L’ombre de Simpson plana encore. C’est lui, crus-je comprendre, qui avait conduit Clarksdale sur les chemins de …l’islam!

-Non, l’interrompis-je, vous ne pouvez pas dire ça!

-Pardon?

Je m’en sortis avec une pirouette et Clarksdale reprit le fil de son récit, fier de rappeler qu’il s’était essayé à plusieurs autres religions, il avait même séjourné sur le mont Athos, avant de se convertir à l’islam. Il pratiquait son culte de façon un peu fantaisiste. Mais tout son argent allait aux œuvres islamiques de bienfaisance. Il avait hérité, d’un grand oncle, des actions en bourse qu’un conseiller avait su faire fructifier.

J’avais la tête qui tournait en le quittant. Tout ce que j’avais entendu sur l’homme qu’on ne nommait jamais n’était pas de nature à m’apaiser. J’errai dans Market Square. Je ne savais que faire ni de mon corps ni de mon temps. J’étais là, au beau milieu d’un square paisible, et je sentais l’enfer gronder sous mes pieds. Un chat en maraude est venu miauler dans mes jambes. Il a tourné trois fois autour de moi, et il est parti dépité quand il a vu que je n’étais pas le meilleur client.

Je me réfugiai dans un vieux bar. J’avais envie d’un bon whisky, il me fallait au moins ça pour me remettre d’aplomb. Le serveur m’en recommanda chaudement un, vingt ans d’âge. Je restai là trois bonnes heures. J’avalai quatre verres de cet excellent malt. Je m’étais promis de ne pas retourner bredouille à la case départ. J’étais là, à Oxford, où Meg Broncovitch avait séjourné selon toute vraisemblance, et je n’en repartirais que lorsque j’aurais pu éclairer le mystère de cette femme; Clarksdale m’avait fourni quelques informations bien utiles, il m’avait assuré que ses étudiants, et cette Meg dont vous parlez, résidaient ou avaient résidé au-dessus d’une boutique de vêtements pour femmes, à l’angle de Princess et Frith street.

Je m’y rendis. C’est une jeune et jolie femme, qui m’accueillit, quand je poussai la porte de sa boutique. Puis-je vous aider? Je lui demandai si elle connaissait le groupe de recherche du professeur Clarksdale, c’est ainsi que Meg et ses acolytes s’étaient baptisés. 

L’appartement était juste au-dessus et ils voyageaient beaucoup, m’assura-t-elle. Ils étaient très dynamiques et intelligents. Mais ils pouvaient être bruyants, certaines fois, ajouta-t-elle. La police, alertée par les voisins, avait par deux fois fait une descente. Mais elle n’avait rien retenu contre eux. C’étaient des gens nickel, des étrangers pour la plupart, mais avec des papiers en règle et un curriculum vitae impressionnant.

La jeune dame m’indiqua d’abord qu’elle n’avait jamais vu Meg Broncovitch. Puis elle se souvint brusquement d’une femme qui avait perdu toute sa famille dans un camp en Allemagne! Etait-ce elle? Je ne sus répondre. Meg Broncovitch ne m’avait jamais rien dit des siens. Elle me parla, elle aussi, comme Clarksdale l’avait fait, d’un homme, qu’elle ne nomma pas. Elle ne se rappelait pas son nom, mais tout laissait supposer qu’il s’agissait de… Simpson! Elle l’avait vu à deux reprises, au moins, il ne ressemblait pas aux autres personnes du groupe. Il était beaucoup plus âgé et très courtois. C’était un homme affable et mystérieux en même temps!

J’avais une photo dans laquelle nous étions ensemble, Simpson et moi, du côté de Campden Hill Road, nous venions de voir le goût du saké, le dernier film d’Ozu. Sur cette photo, on voit Simpson impatient, comme un sportif dans les starting-blocks. C’est l’époque où il courait trois lièvres à la fois. Je renonçai à lui montrer cette photo.

Je laissai cette femme et entrai, en forçant la porte, dans l’appartement que Meg avait occupé au-dessus de chez elle. J’ai fait ça sans états d’âme cette fois. J’étais armé au cas où. J’avais glissé un couteau de cuisine dans mon sac en quittant Londres. C’était bien moins dissuasif qu’un révolver, mais c’était mieux que rien. L’appartement était vieillot, très étroit, et il y avait d’épouvantables odeurs, ça n’avait pas été aéré depuis longtemps. Rien n’indiquait que des étudiants ou des chercheurs étaient passés par là. Il devait avoir servi de refuge pour travailleurs sans papiers. C’était mal agencé, les chaises étaient dépareillées et il y avait des lits de camps partout. Les murs étaient décrépits et défoncés par endroits. Dans ce qui avait dû être une cuisine, et qui ne ressemblait maintenant plus à rien, il y avait une forte odeur de grésil et de détritus en décomposition. La poubelle était archi pleine, il y avait des ordures jusque dans l’évier de la cuisine et les toilettes étaient bouchées.

J’imaginais mal qu’une femme, comme Meg, ait pu vivre là, dans ce trou ; un marchand de sommeil devait en tirer bien du profit. Je sortis, dépité. Ce voyage à Oxford n’avait servi qu’à me rendre plus méfiant à l’égard de Simpson. (A l’instant de rédiger son éloge funèbre, je me demandais s’il ne fallait pas évoquer, ne fût-ce qu’en des termes bien vagues, cette suspicion qu’il avait suscitée chez moi et qu’il n’avait jamais réussi à dissiper. Il ne m’aurait pas déplu d’évoquer cet épisode. Mais qui aurait compris ce que je voulais dire sans le dire vraiment?). Je retournai à Londres. Mrs. Jenkins se réjouissait de me voir, je lui semblai dans ma meilleure forme. Elle ne se douta jamais que c’était là un rôle de composition. Simpson vint aux nouvelles. Quand il assistait à l’Open de Golf, il ne se souciait plus du monde, mais il fit une entorse à sa religion pour m’appeler. Il ne savait pas que j’avais été à Oxford, il voulait juste savoir si tout allait bien.

-Impec, dis-je.

Il retourna à son Open de Golf, en m’annonçant que Nick Faldo était bien parti pour remporter le tournoi.

Peu après, je me remis à beaucoup voyager.

-Veillez à votre santé, me rappelait mon toubib.

Par Le360
Le 02/04/2022 à 11h03