TroisJ’ai revu Meg Broncovitch, peu de temps après, dans le vieux quartier de Portobello. (Jane s’était installée avec moi à Londres, nous avions pris un appartement, non loin de Earls Court, entre Brompton Park et Merrington Road). Elle avait complètement changé, mais pas au point de n’être pas reconnue. Elle en imposait toujours, elle était très belle et son regard, qui pouvait être glacial, la protégeait en vous maintenant à distance. Elle continuait d’être sportive, élancée. Elle portait un pantalon en toile bleu de Chine, une chemise verte en lin, qui lui donnait l’allure de l’éternelle étudiante. C’est cela, plus que tout, que j’ai noté, je ne fis pas vraiment attention au collier de pierres rouges qu’elle portait autour du cou et qui valait sûrement une fortune. Ce collier et ces pierres, Laura les tenait du défunt père de Nick, qui les avait d’abord offertes à son épouse.
Il y avait du monde au marché aux puces, c’était un dimanche matin. J’y étais pour Mrs. Jenkins. Je voulais dénicher quelque chose pour elle, un petit objet, comme un bibelot qu’elle mettrait dans son salon. Et de fait, j’ai trouvé une jolie pièce. J’avais des doutes quant à sa provenance, mais elle me plaisait, cela suffisait. Le vendeur a longtemps continué de me soutenir mordicus qu’elle venait de Palmyre.
-Voyez, Monsieur, c’est un archéologue, originaire de Pologne, et établi en Bessarabie, qui l’a mise au jour!
Il me tendait une loupe, comme si j‘avais été un expert, pour que je soumette l’objet à un examen précis. Mais l’objet, qui rappelait certains bibelots du musée de Topkapi, criait qu’il était sorti des mains d’un contemporain habile. Il représentait l’ange Gabriel.
A deux pas de là, je m’arrêtai chez un marchand qui vendait des vieux manuscrits de la Bible, de la Thora… Quand il se persuada qu’il n’avait rien à craindre de moi, il ouvrit un coffre et en sortit discrètement un vieil exemplaire du Coran, en lettres d’or, une absolue merveille pour laquelle j’étais prêt à débourser le prix fort. Il me parla longuement de Tombouctou mise à sac par des fous de dieux, c’est là qu’il l’avait déniché, sous les décombres d’une vieille école. Je décidai de l’acheter et m’apprêtai à partir, lorsque j’ai cru voir Meg Broncovitch. Je dis j’ai cru voir car je n’étais pas très sûr de moi, elle avait les yeux noirs et les cheveux roux. Elle attendait, voilà le sentiment que j’ai eu après coup, de s’entretenir avec ce marchand.
Je devais avoir l’air ahuri par cette rencontre inopinée.
-Pardonnez-moi, bredouillai-je, ne seriez-vous pas… Meg Broncovitch?
-Meg Broncovitch?
Elle avait la voix claire, le regard précis, elle était sûre d’elle.
-Oui.
-J’en suis désolée, vraiment, croyez-moi.
Ni mon visage ni mon nom ne lui disaient rien. Je venais de percevoir une intonation, plus qu’un accent, que je n’avais jamais perçue et que je connaissais bien. Je lui demandai si elle n’avait pas vécu à Pembridge Square.
Elle acheva de me répondre qu’elle ne connaissait pas Pembridge Square et disparut aussitôt dans la foule.
J’ai fait un long détour par Westbourne Groove et Peel Street, je ne voulais pas rentrer tout de suite chez moi. Cette rencontre m’avait pas mal secoué. Mais avait-elle eu lieu? N’était-ce pas seulement mon imagination qui commençait à me jouer des tours?
Je me suis assis sur un banc. Je repensai à l’homme qui m’avait vendu le vieil exemplaire du Coran. J’étais sûr que Meg Broncovitch le connaissait. Ce n’était pas par le plus simple des hasards qu’elle s’était trouvée là! C’était un homme entre deux âges, blond, le visage noir de soleil. Il me rappelait ces légionnaires qui, l’âge venu, se retirent dans un paisible village pour oublier les exactions commises dans une autre vie. Il avait tout du baroudeur dont la silhouette s’était alourdie avec le temps. Je repensai longuement à cet homme, son visage ne quitta pas mes pensées pendant deux heures au moins. Je l’imaginais conspirant avec Meg Broncovitch dans quelque lieu obscur. L’homme avait vécu d’abord deux ans à Chinguetti, en Mauritanie. Ce n’était pas un chercheur de vieux manuscrits, il n’avait rien de ces aventuriers qui passent au crible les lieux que de vieilles civilisations ont marqués à jamais de leur empreinte. Passionné de marche, au cœur du désert, il s’était rendu en pays Dogon. Il était là, m’a-t-il dit, quand des enragés sont entrés à Tombouctou et ont commencé à défigurer la ville sainte en démolissant ses mausolées. Un maître, prostré devant les ruines de son école, l’avait prié d’emporter, pour le protéger, ce vieux Coran qu’il tenait de ses ancêtres. Que savait-il de Meg Broncovitch? De nombreuses questions m’ont taraudé pendant des heures.
Je chassai ces idées de la tête et me rendis chez mon vieil ami, Senior Alves, qui n’habitait pas bien loin de là. Il s’est bien sûr moqué de moi, en me voyant les bras chargés de bibelots et de vieux objets. J’avais cédé à la mode, comme il disait, des marchés aux puces. La tyrannie du monde moderne décidément! Il avait une sainte horreur des brocantes et des antiquaires. Je ne lui ai jamais fait remarquer qu’il y avait de nombreuses vieilleries dans son Panthéon! Il aimait à clamer avec une certaine coquetterie qu’il n’avait de passion ni pour la poussière des vieux objets ni pour le passé.
-Venez, m’invita Senior Alves.
Je le suivis dans le salon plongé, comme toujours, dans une demi-obscurité. Je brûlais de lui parler de la rencontre que je venais de faire et de l’homme qui m’avait vendu le vieux manuscrit.-Asseyez-vous.
Je m’installai en face de mon ami, dans un vieux fauteuil en cuir. Je n’avais soudain plus envie de lui parler de cette rencontre. Craignais-je que cela arrive aux oreilles de Jane? Je ne voulais pas qu’elle entende parler de cette histoire ou sache que Meg Broncovitch ait jamais existé. Je m’étais toujours appliqué pour que Jane ne sache jamais rien de cette femme.
-Eh bien, mon ami, quelles sont les nouvelles?
Je lui parlai de l’Algérie qui faisait couler beaucoup d’encre à cette époque, le pays était à feu et à sang et je m’y rendais souvent pour des reportages et des enquêtes dans le pays profond. On avait mis ma tête à prix, mais j’avais pris goût à ce travail, je me sentais utile. La plupart de mes amis ne comprenaient pas pourquoi je prenais tant de risques. Certains ont pensé que j’avais des tendances suicidaires et que c’était précisément pour cela que j’allais sans cesse en Algérie. Laura n’avait cessé de me prier de rester chez moi, j’allais alors jusqu’à trois fois par mois dans cette pétaudière.
-Ils sont devenus fous, tu ne sais pas où tu mets les pieds.
Elle ne savait rien de ce pays, elle ne connaissait l’Algérie que par ce que les journalistes de la BBC en avaient dit lors du massacre des moines de Tiberhirine. Elle ne savait rien de cette terre qui avait inspiré de grands peintres. Elle essaya de gagner Nick à sa cause. Mais Nick refusait de souscrire à sa peur. J’étais un vrai journaliste, selon lui, et c’était admirable que des hommes continuent de faire leur travail dans des conditions difficiles. Il ajouta que j’avais mille fois raison d’agir comme j’agissais et que je rapporterais sûrement de mes voyages en Algérie un autre son de cloche, autre chose qu’un reportage convenu, et cela était des plus utiles.
Je m’étais demandé une fois ce que Meg Broncovitch penserait de ces voyages répétés qui n’avaient rien d’une promenade de santé. Je ne sais plus ce qui avait suscité cette question. Qu’aurait-elle dit? M’aurait-elle encouragé à persister dans mon obstination à me rendre en Algérie ou aurait-elle, au contraire, usé de tout son charme, en jetant ses bras autour de mon cou, pour me dissuader? Nous n’avions jamais parlé, elle et moi, d’aucun pays du Maghreb. Cette région du monde ne semblait avoir aucun intérêt pour elle.