Je m’étais aventuré, un jour, à vouloir brosser, par le biais de la fiction, le portrait de ce Zaid que rien ne destinait à s’atteler à une tâche aussi colossale qui avait changé la face du monde. Un savant, versé dans les sciences islamiques, m’avait mis en garde, mon questionnement pouvait me nuire. Je n’avais pas le droit d’entraîner la fiction sur ce terrain-là! Jeune homme, me dit-il, nos pays ne sont pas encore mûrs pour ce genre de débat. Je lui avais confié que je voulais faire de cette question le sujet d’un livre, un roman plus précisément.
Le même jour, je trouvai un mot sur mon bureau, qui me recommandait de mettre un terme à mes interrogations si je voulais faire de vieux os. Je n’ai pas tenu compte de cette menace. Puis, un jour, je renonçai à écrire ce livre. Pourquoi repensais-je des années après à cette histoire?
Aux abords de Brompton Park, nous étions à deux cents mètres de chez nous, Simpson avait osé une ou deux choses qui, je crois, aurait pu le faire décapiter après avoir bien macéré dans un trou. Senior Alves ne manqua pas de saisir l’occasion. Il usa de son ironie, comme toujours: il allait saisir le tribunal des ayatollahs pour qu’il prononce une fatwa contre le dénommé Simpson! Jane et Mrs Jenkins ne suivaient plus depuis longtemps ce que disaient les deux hommes.
Nous arrivâmes chez nous et elles s’isolèrent carrément pour parler de tout autre chose. Il fut question entre elles d’un Américain à Paris. Jane ne se lassait pas de voir ce film et d’en parler dès qu’elle le pouvait. Sans être une chambre de bonne, mon château, comme j’appelais notre appartement, n’était ni Versailles ni le studio de Gene Kelly dans le film de Minnelli où tout est soigneusement disposé. J’avais surtout des livres et je ne voulais pour rien au monde me séparer d’aucun d’entre eux. J’avais fait dix allers retour au moins entre Pembridge Square et Earls Court pour les ramener dans deux grosses valises. Jane avait réussi à tout caser, elle avait trouvé de belles astuces pour que le moindre objet trouve sa place, Kelly ou Minnelli n’en seraient pas revenus.
-Vous êtes ingénieuse, la complita, admirative, Mrs Jenkins, qui s’y connaissait en rangement, rien ne dépassait dans son appartement de Pembridge Square.
Elles étaient heureuses, elles faisaient plaisir à voir, elles parlèrent de littérature et de Mishima surtout.
-Je regrette, soupira Mrs Jenkins, de ne l’avoir jamais rencontré!
Elle était allée au Japon, avec son défunt mari, elle faisait un mémoire sur l’œuvre du romancier et à une lettre qu’elle lui adressa, Mishima lui répondit promptement: Je vous attends. Elle n’en revenait pas, elle trépignait de joie. Elle sauta dans le premier avion et apprit, à son arrivée, que Mishima venait de mettre fin à ses jours, sur la grande place de Tokyo. Elle ne s’était jamais remise de ce rendez-vous manqué. Elle était retournée en Angleterre, et elle avait abandonné son mémoire de maîtrise.
Après un bref et lourd silence, Jane parla de son père qui aimait, lui aussi, la littérature et qui avait essayé de lui communiquer sa passion. Elle évoqua ensuite son amour du cinéma. C’est elle qui m’avait fait découvrir le portrait que Sternberg a fait de Marlène Dietrich. Je l’ai vu une première fois dans une petite salle qui n’existe plus, dans le quartier de Covent Garden. Quelle ne fut mon émotion quand je reconnus l’appartement de Nick, à Holland Park, et la cheminée devant laquelle je m’étais tenu tant de fois ! J’ai dû voir une centaine de fois au moins ce film rare. J’en connais tous les plans, les treize minutes du film, et les secondes qui les composent, mais je suis à chaque fois surpris d’y découvrir de nouvelles choses.
Elles échangèrent quelques mots sur la reine Christine, et Greta Garbo. Elles en vinrent ensuite au limier de Mankiewicz, et à l’éblouissante prestation de Laurence Olivier, le comédien préféré de Mrs. Jenkins. Je voulais dire une ou deux choses sur ce film, je connaissais quelques détails croustillants sur le tournage, mais je les laissai deviser. Il ne me déplaisait pas de voir mes amis absorbés comme ils l’étaient. Le meilleur hôte n’est-il pas celui qui laisse libres ses convives d’user de leur temps comme ils le souhaitent sous son toit?
-Ola, tavernier!
Senior Alves avait manifestement soif et il souhaitait que je remplisse de nouveau son verre. L’élixir que je leur avais servi, vieux de dix ans, était bon, selon mes hôtes, et ils ne pouvaient s’abstenir de lui rendre gloire, m’expliqua mon vieil ami.
-Oui, gloire approuva Simpson, en levant son verre au Dieu Bacchus! Votre vin est du premier ordre! Si Bacchus était là, il s’installerait à demeure chez vous!Ils burent encore sans cesser de croiser le fer. Ils avaient encore long à dire. C’est là que je vis Senior Alves hors de lui. Mais cela ne dura pas. Il fut ensuite question de l’Inquisition.
-Elle a changé de camp, s’est exclamé par deux fois Senior Alves.
Mrs Jenkins entendit ce mot d’Inquisition et bondit.
-Ciel, comment l’Inquisition peut-elle changer de camp? Continuez de parler, puisque cela vous plait, messieurs, mais de grâce, ne dîtes pas n’importe quoi, je vous en prie!
Mrs Jenkins comptait dans sa famille un pasteur qui s’était soulevé contre l’Inquisition, lors d’un voyage à Venise, et il avait été jeté en prison avant d’être brulé. Elle ne supportait pas qu’on offense, de quelque façon que ce soit, la mémoire de cet homme exemplaire.
Une heure s’écoula encore. J’ai entendu la cloche de Kensington Church lorsque Simpson s’est levé pour nous quitter. Je ne pus m’empêcher de songer à Meg Broncovitch qui était restée, un jour, fascinée par le concert des cloches à Westminster.
Après le départ de mes amis, je repensai à la discussion entre Senior Alves et Simpson. Je ne m’étais pas inquiété quand Simpson avait évoqué les paradis fiscaux où des états, qui font de la vertu la pierre angulaire de leurs politiques, thésaurisent des avoirs dénués de toute existence légale et, souvent, pour rétribuer des organisations terroristes. Je n’arrivais pas à dormir.
Je me fis une tisane avec l’espoir qu’une infusion saurait faire venir le sommeil. J’ai pris un livre sur le cinéma préfacé par Hitchcock à l’époque où il venait tout juste de tourner la corde. Je voulais vérifier quelque chose concernant Mankiewicz, et son film, le reptile qui, comme le limier mettait en scène non seulement un brillant imposteur, en la personne d’un directeur de prison, incarné par Henri Fonda, mais l’imposture elle-même. Il y a un face à face étourdissant entre Henri Fonda et Kirk Douglas, dans le rôle du hors la loi. Mais on ne sait plus qui incarne le vice et qui, la vertu.
Je me suis endormi sur le canapé. Jane m’a trouvé là au petit matin. Je ne sais plus quelle explication j’avais pu lui donner.
Je n’ai pas revu Simpson au cours des deux semaines qui suivirent. Il avait pourtant promis de se manifester. Puis j’ai reçu, un jour, une carte d’un …paradis fiscal! Il s’y était rendu pour enquêter sur ces Etats qui s’encanaillent sans vergogne. Il courait de gros risques. Mais Simpson considérait le péril comme faisant partie de l’art qu’il avait choisi de servir. Il avait appris qu’un journaliste avait été écartelé, dans l’une de ces îles paradisiaques, parce qu’il était allé mettre son nez là dans ce qui ne le regardait pas. Mais il n’en avait cure. La peur du danger qui habite tous les hommes semblait n’avoir aucune prise sur lui.
L’homme toutefois n’était pas totalement exempt de vanité, Simpson n’était pas insensible aux honneurs. Il avait fait le meilleur accueil à la légion d’honneur que lui avait décernée, sous les ors de la République, un président bien à droite de l’échiquier politique français qu’il avait souvent voué aux gémonies. Il pose aussi, sur une photo, avec Tony Blair, aux Seychelles. Et ce n’est pas tout! Le pourfendeur de Bush s’était abstenu de tout commentaire lorsque Saddam Hussein avait été pendu dans un pays dévasté. J’avais confié à Jane mon sentiment. Elle me répondit, avec son sourire désarmant, que j’étais un utopiste.
Simpson est revenu diminué de ce voyage dans son île paradisiaque. On l’avait rapatrié de toute urgence et sur une civière. Il avait attrapé une saloperie qui le vidait de ses forces. Il avait des vertiges et il avait perdu beaucoup de poids.
Je me suis rendu à l’hôpital. Mais je n’avais pas le droit de le voir. Il avait été admis au service du Professeur Hawking, un spécialiste des maladies tropicales. Il devait rester plusieurs jours en observation avant que les médecins ne livrent leur diagnostic. Son âge n’arrangeait pas les choses. Il n’était pas vieux, mais il n’avait plus la vigueur qui lui aurait permis de mieux se battre contre la maladie.
Le professeur Hawking m’a demandé si j’étais un proche.
Je répondis par l‘affirmative, sans entrer dans les détails.
-L’état de votre ami m’inquiète, cela ne ressemble pas à l’attaque d’un virus. En vingt ans d’exercice, je n’ai jamais rien vu de semblable.
Je pus voir Simpson le lendemain. Il était méconnaissable. Ses joues s’étaient creusées et ses yeux n’étaient plus bleus, c’étaient deux trous noirs où rôdait la mort. Il ne reconnaissait pas ses visiteurs. Il parlait d’Inquisition, de Senior Alves, de Paris, de mon bon vin, des manuscrits de Tombouctou, de la reine d’Angleterre et de Miss Jenkins. Puis il me demanda des nouvelles de Rita Haydn -je ne connaissais pas cette femme, c’était la première fois qu’il prononçait ce nom, il confondait tout- et me pria de l’assurer qu’il ne peut rester dormir chez nous, qu’il doit absolument se rendre à l’autre bout de Londres, car on l’attend et qu’il ne peut sursoir à ce rendez-vous.
-Mais je reviendrai, chez vous, dîtes-le à Jane.
-Oui, je le dirai à Jane.
Il dit encore une fois Rita Haydn au lieu de Jane. Il mélangeait tout. Etait-ce le commencement de la fin?