Othman El Kheloufi revient régaler son public marocain, le temps d’une tournée d’automne. Accompagné d’Ahmed Azhar (Guitare), de Khalil Bensouda (Basse), de Soufiane Gaga (Batterie), d’Omar Oubellouch (Percussions) et d’Alfredo Reyes Valero (Piano/trompette), celui qui se définit comme un «jazzman beldi» donnera quatre concerts dont deux à Rabat (Mercredi 14 Octobre, à 21h, Salle Bahnini, et vendredi 16 Octobre, à 20h, au Théâtre Al Mansour), un troisième à Casablanca (Mercredi 21 Octobre, à 21h, au B’ROCK) et un dernier à L’Uzine, à Ain Sebaa, samedi 7 novembre à 19h30. Entretien avec un grand musicien qui avait marqué les esprits, lors de sa performance au festival Jazzablanca, en 2014.
-Othman El Kheloufi, je me souviens de vous, le mystérieux homme en rouge assis juste à côté de moi, au concert d’Ibrahim Maalouf, sur un siège donnant sur l’allée. Le mystérieux homme en rouge que je ne connaissais pas encore et qui s’est penché pour saisir, dans le sac à ses pieds, un saxophone qu’il a porté à ses lèvres tout en se dirigeant vers la scène pour rejoindre le jazzman libanais. Rencontre de deux poètes, de deux conteurs qui passent par la musique pour distiller une mémoire, un souffle ineffable, les tremblées, les empreintes, les lancinances du monde. Le souffle de la vie, dans ses plaintes et ses rires, ses mélopées si bien rendues par les sons orientaux et ses éclats de joie. La musique parle. Elle parle votre monde et vos émotions. Où puisez-vous ces émotions? Et à quel moment avez-vous ressenti le besoin de les mettre en musique?Othman El Kheloufi: Ma première source d’inspiration est tout simplement mon quotidien, mon vécu de tous les jours, ce que j’ai vécu toute mon enfance. Je suis, comme la plupart des marocains, de la classe populaire. J’ai joué au football dans la rue, j’ai vu les Gnawas qui passaient entre nous, qui jouaient, chantaient et sonnaient aux portes pour demander de l’argent et les hmadchas nous faisaient peur avec leurs chants et musique mystérieuse; le souffleur de Ghayta nous réveille à l’aube pendant le Ramadan, l’appel à la prière ponctue nos journées, et quand quelqu’un décide de se marier parmi les voisins, alors là c’est la fête pour tout le monde et impossible de dormir, les gamins ont le droit de rester éveillés jusqu’à minuit, et les grands continuent jusqu’au matin. Ce gamin que j’étais et qui devait dormir a donc appris à dormir bercé par les rythmes de la musique chaâbi et dormait alors que ses pieds continuaient à battre le rythme. C’est comme ça qu’on peut expliquer que tout le monde ici arrive à battre ce rythme si compliqué sans même y réfléchir.
-Vous chantez, vous maniez en maître le saxo, la clarinette et l’art de la ghayta, renvoyant ainsi, en les mêlant pour construire un univers qui vous est particulier, à des mondes différents dont vous abolissez les frontières. La musique, comme vous venez de le dire, fait partie de l’enfance. Mais comment en êtes-vous arrivé à en faire votre univers et comment, surtout, en êtes-vous arrivé au saxophone, instrument qui ne fait pas partie de ces mémoires d’enfance que vous évoquez?Othman El Kheloufi: Quand j’étais petit, je voulais être pilote, puis footballeur, puis pendant un long moment je ne savais plus, puis comptable, puis artiste plasticien, et j’ai toujours changé d’avis. Maintenant je suis chanteur, musicien et plein d’autres choses. Cette posture a été difficile à comprendre pour beaucoup de gens de mon entourage, dans le sens où la dispersion annule la perfection et cette vision extérieure qui m’a suivie pendant longtemps et qui m’a même poussé, pendant un certain temps, à rejeter certains moyens d’expression artistique que j’ai en moi. Aujourd’hui j’ai réussi à la dépasser et à affirmer qu’il ne s’agit pas de dispersion mais plutôt de pluridisciplinarité.
Cette dernière me permet aujourd’hui de me lancer dans des petites aventures de convergence des arts. Je suis comme ça je n’y peux rien. Quand j’étais petit et dès neuf ou dix ans, j’ai commencé à faire des meubles à la maison avec mon père. A 16 ans, j’ai reçu mon premier appareil argentique, et j’ai commencé à faire de la photo. J’aime danser, dessiner, peindre,…etc. Mon cursus scolaire est celui de quelqu’un qui est passé de la comptabilité à la gestion, du chant au théâtre, et spécialement à la scénographie dont je suis aujourd’hui professeur, à la fois à l’Institut Supérieur d’Art Dramatique et d’Animation Culturelle, et aussi à l’ENA (l’Ecole Nationale d’Architecture). Ma vie de musicien n’a jamais étais décidée ou planifiée. Je me suis retrouvé musicien comme ça, je n’ai jamais forcé la chose. J’ai toujours chanté ou pris mon instrument pour m’amuser surtout, donc je n’ai pas senti la chose venir. J’ai choisi le saxophone car je suis chanteur d’abord et il me fallait un instrument qui s’en rapproche. Je me suis dit que le saxophone pourrait être un prolongement de moi et de mon souffle. Avec cet instrument, je ne fais que déplacer mes cordes vocales vers une anche fixée sur un bec.
-On ne peut classer l’artiste que vous êtes dans un genre particulier. Vous êtes loin d’une identité musicale limitée. Mais on parle de vous comme d’un jazzman, et pas seulement pour l’instrument que vous utilisez et, d’ailleurs, révolutionnez. Mais peut-être, aussi, pour cette liberté propre au jazz et qui vous caractérise. Othman El Kheloufi: Pour moi, mon premier lien au jazz est cette notion d’appropriation d’un instrument étranger à sa culture de base. Pour mieux m’expliquer, je dirais que chaque morphologie d’instrument indique et impose un langage musical particulier (d’où vient cette richesse de la musique dans le monde). Au moment de la libération des Noirs d’Amérique, ils ont commencé à avoir le droit de travailler, à avoir leur propre argent et à pouvoir s’acheter les instruments des Blancs: ils ont alors acquis des saxophones, des trompettes, des clarinettes etc, mais ils n’avaient pas encore acquis le droit à l’éducation, le droit de s’inscrire dans des écoles ou des conservatoires; ils étaient face à des instruments avec une mécanique complexe et il devaient tout réinventer, le doigté, les sonorités, et tout le reste. Bien sûr, c’est là que leur bagage sonore africain a ressurgi et a fait que ses instruments se sont mis à jouer de la musique d’origine africaine mais mélangée à un langage dicté par la mécanique et la morphologie de ces derniers instruments; ainsi, on peut dire que le jazz est né de la réappropriation des Noirs africains des instruments occidentaux des Blancs. Et je considère que c’est le cas pour moi aussi. Le jour où j’ai acheté mon premier saxophone, je savais que je devais me débrouiller tout seul pour l’apprendre, sauf que j’ai toujours été un Marocain et que, donc, j’ai un bagage musical qui diffère de celui d’un Américain ou encore d’un Européen; je suis Africain, Amazigh, Arabe, et j’ai découvert dernièrement, en côtoyant le conservatoire, que mon jeu de saxophone, mes doigtés, mon son, mon langage musical est complètement différent. Je me suis approprié cet instrument, j’en ai fait un autre langage musical et c’est cela que j’appelle une démarche jazzi.
Maintenant, parlant de liberté, pour moi et d’après ma petite expérience dans le monde de la musique, la liberté n’est pas présente que dans le jazz, et n’est pas plus présente dans le jazz qu’ailleurs. J’ai rencontré des musiciens d’autres styles qui sont très libres dans leur tête et dans leur démarche, et d’autres musiciens de jazz qui ont une approche totalement artisanale de leur musique et qui restent renfermés dans des cadres prédéfinis. Bien sûr, dans le jazz, nous sommes face à un public beaucoup plus tolérant et qui nous permet d’aller explorer toutes les folies qui nous passent par la tête. De mon coté, je ne veux pas passer à coté de cette chance, et donc je joue, ou bien je fais jouer à mes musiciens toutes les sonorités qui me plaisent et je passe par tous les chemins qui me paraissent intéressants; et, quand j’écris ou chante un texte, je raconte toutes les émotions, histoires, sensations que j’ai connues.
-Vous revenez pour une série de concerts au Maroc. Un moment de dialogue que vous attendez impatiemment? Quels sentiments gardez-vous de vos précédentes rencontres avec le public marocain?Othman El Kheloufi: Comme je l’ai dit, ma musique est à mi chemin entre le jazz, les musiques du monde et la pure tradition marocaine et populaire. J’ai toujours adoré voir l’effet de surprise dans les yeux de mon public quand il identifie une phrase ou un ornement musical typique de notre culture, au milieu de ces accords jazz, ou bien ce motif articulé dans un morceau dont l’architecture est inhabituelle ou asymétrique. Le public marocain aime bien danser, mais il aime encore plus la poésie. C’est ce que je trouve rare: être face à un public capable d’accueillir un son, de l’analyser et qui, dans le même espace, pendant le même concert, peut aussi passer à la danse et entrer en transe. Et c’est pour cela que mon jazz est dit «beldi», et qu’il restera toujours un jazz où les gens dansent et transpirent. Oui, je suis impatient de retrouver mon premier public. Celui auprès duquel j’ai testé ma musique et construit mon style. C’est aussi le premier public qui m’a inspiré et le premier à m’avoir applaudi.