"En France, tout peut être dit dans un roman, on ne juge pas vraiment les personnages. On essaie d'abord de les comprendre, on est très attaché au style, et puis on aime l'ironie, l'humour noir, voire le mauvais esprit", déclare Leila Slimani dans un entretien avec l'AFP à Beverly Hills aux Etats-Unis.
"Les Américains veulent savoir "mais au final le livre dit quoi?" alors qu'au fond, il n'y a peut-être pas de leçon à en retirer", souligne l'auteure de 36 ans, la plus lue de 2016 dans le monde francophone grâce au succès de Chanson douce.
Le livre qui lui a valu le prix Goncourt, traduit en 38 langues, est en partie inspiré du meurtre de Lucia et Leo Krim en 2012 à New York par leur nounou Yoselyn Ortega, un crime qui a horrifié l'Amérique et au-delà, et dont le procès touche à sa fin.
Leila Slimani relève "là encore un truc moral": c'est le seul pays où des gens lui ont dit: "C'est un livre misogyne, il culpabilise les femmes qui reprennent le travail" après avoir eu des enfants. "Pour moi, c'est inimaginable de penser ça. Les gens savent que je suis très féministe. Je me dis que ça doit être parce que (les Américaines) se sentent tellement coupables" de travailler "qu'elles voient cela dans le livre".
Celle qui a depuis publié un essai, Sexe et Mensonges: La vie sexuelle au Maroc, et travaille à présent sur une pièce de théâtre, voit aux Etats-Unis une "banalisation de la sexualité, quelque chose qui est dénué d'ambigüités, de zones grises. La sexualité devient un rapport quasi contractuel où il y aurait des personnes qui consentiraient à un rapport purement physique ou au contraire une relation plus romantique".
Pour elle, le terme de puritanisme généralement associé à la culture américaine n'est plus valide. "Regardez les scandales qu'il y a avec Donald Trump", entre les révélations de ses ex-maîtresses présumées Stormy Daniels et Karen McDougal et ses déclarations enregistrées en 2005 où il se vantait d'"attraper" les femmes par l'entrejambe et de les embrasser sans demander. "Il y a du puritanisme", notamment dans la volonté d'encadrer par la loi ou les règlements d'entreprise tous les rapports homme-femme, mais aussi paradoxalement "une immense vulgarité et le sentiment que finalement cette virilité débridée, c'est une forme d'honnêteté".
Elle compare avec l'époque de l'ex-président Bill Clinton et sa relation avec la stagiaire de la Maison-Blanche Monica Lewinski "qui a failli mettre sa présidence à genoux, il devait s'excuser, ça cochait toutes les cases du puritanisme, alors qu'avec Donald Trump, au fond son pouvoir n'a pas l'air de vaciller". "C'est un pays tellement divisé, donc saisir l'Amérique, c'est quasi impossible", estime-t-elle.
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Depuis son premier roman Dans le jardin de l'ogre, sur une nymphomane, "la sexualité, le corps, c'est quelque chose qui est très important dans la construction de mes personnages. Je pense que ce sera toujours très présent, parce que c'est à travers le corps qu'on est vulnérable, qu'on est fragile, qu'on peut être saisi, blessé, qu'on vit et qu'on meurt, qu'on est perçu. C'est aussi le lieu des pulsions, de la dépendance et pour un romancier fascinant. Le corps de la femme m'intéresse, ce que c'est d'avoir un corps de femme dans l'espace public (...) Le corps dépendant aussi", comme celui des enfants de Chanson douce.
Après le tourbillon qui a emporté depuis le Goncourt cette mère de deux enfants, à la silhouette fine et au visage serti de boucles serrées, Leila Slimani dit vouloir "prendre un an et demi pour écrire" son prochain roman. "Ce sera toujours sur le corps, la cruauté, quelque chose d'assez noir".