Les interventions de l’artiste peintre Abdelkébir Rabi’ ont ceci d’admirable qu’elles ne sont jamais convenues, sont toujours d’une rare sincérité. Une sincérité merveilleusement servie par les mots, car le peintre a et la fougue et la sagesse du poète qui fait éclore dans la lettre la fracture de l’œil ouvert sur un monde dont rien ne lui échappe. Un monde qu’il absorbe et qui l’absorbe. La lettre ne fait-elle, ne résume-t-elle d’ailleurs pas son œuvre, parchemins insensés de souffles assénés dans la toile, longuement mûrie, caressée, dans un corps-à-corps où se prépare et s’annonce le cri. Fougueux. Lettre noire exhibant, rouge ou bleu, stigmates échancrés dans la peau, le regard du poète. Par touches frappées ci et là. De taches blanches, aussi, parfois, comme une creusée, une crevée mystique dans la lettre doublement transfigurée et dans laquelle il faudra dorénavant lire, ou plutôt vivre, autre chose.
Ecouter Abdelkébir Rabi’ parler est un bonheur. Car il est, quand il prend la parole, dans la même liberté, cette liberté de l’instant, qu’il a quand il peint. Une liberté de l’instant pris dans les vrilles de la mémoire. Ces vrilles de la mémoire qui plongent souvent dans le mutisme ou la déroute les artistes appelés à parler lorsqu’ils ont déjà vidé leur âme au scalpel dans leurs œuvres. Mais lui ne s’égare pas. L’autre, en face, est un étang où tremble une lettre. L’autre, en face, est une toile à apprivoiser sur laquelle sa lettre, unique, en-deçà et au-delà du verbe, viendra s’apposer comme une évidence.
Ce mercredi soir, à Dar el Kitab, dans les Habous de Casablanca, l’artiste est venu parler de ce quartier érigé, il n’y a pas si longtemps, au début du siècle passé, par un architecte français du nom d’Albert Laprade qui avait décidé de doter cette ville dont il s’était épris d’une Médina telle qu’il en existe dans les villes impériales du Royaume. Et il mettra dix ans à réaliser cet espace qu’il concevra comme ouvrant sur «une très vaste place entourée de boutiques et flanquée de grandes tours d’hôtellerie; de là partirait la voie principale, rue de commerce bordée d’un élégant portique à arcades avec boutiques» et qui conduirait à «la place centrale autour de laquelle se groupent grande mosquée, bain maure, bazars.»C’est ainsi donc qu’ont vu le jour les Habous de la ville blanche, désormais dotée d’une médina érigée dans la plus pure tradition marocaine, une médina, comme le dira Albert Laprade, de «rues étroites, avec de pittoresques décrochements, et dont les maisons entièrement tournées vers l’intérieur ouvrent sur le «patio» familial.» Ces Habous que Abdelkébir Rabi’ découvrira à l’aube des années 1970. Il en garde un souvenir étrange, prenant, «en-voûté», «en-voûtant». Une rencontre abrasive, violente et fascinante, qui le bousculera dans son approche de l’art et donnera naissance à une série d’œuvres à l’épreuve desquelles, envoûté, «en-voûté», on s’élève et ploie et s’élève, dans le tournoiement d’une enivrante altérité qui ramène à soi.