Quand l’émotion est juste, l’œuvre est magistrale. Et l’émotion est là, juste, et forte, dans ce film qui vous fait incessamment passer du rire aux larmes. Ou des larmes au rire, plutôt, tant l’intensité dramatique est, sans jamais sombrer dans le pathos, prenante, prégnante. Le rire? Il vient ouvrir, dans la narration, des pauses subtiles de générosité, comme pour rappeler au spectateur de respirer, entre deux souffles suspendus au regard, aux silences, au reflux des mémoires de Michael Abitbol, merveilleusement campé par Avishay Benazra, bouleversant, d’une captivante présence qui crève littéralement l’écran pour vous prendre à bras-le-corps, à bras-le-cœur; souffles, suspendus au fil frémissant d’une histoire d’amitié entre Michael et Ali qui commence par arborer, dans son petit taxi rouge casablancais, des airs roublards avant de laisser tomber son bouclier pour révéler une âme savoureuse, fragile, d’une déroutante beauté. Ali, dont le rôle est porté avec maestria par un Aziz Dadas fascinant. Et le rire, comme une accolade, une pause complice, une caresse à une joue humide. Une pause imprégnée d’autant de tendresse que de dérision et qui joue, en réalité, un rôle plus important qu’il n’y paraît, nous renvoyant à des archétypes qui s’effritent au contact les uns des autres pour ne plus laisser place qu’à ce qui, d’ineffable, crée le liant entre les hommes en cette terre du Maroc. Aussi, non, ne vous attendez pas à une comédie légère! Ne vous fiez pas au premier extrait du film qui a d’abord circulé et met en scène, dans des rôles cocasses de rabbins délicieusement rusés, Gad El Maleh et Hassan El Fed! Ils sont là pour ces pauses, généreuses, en offrande. Vous ne basculerez pas, non plus, dans la tragédie. Vous ferez une plongée en apnée dans l’amour.
De l’identité altérée à la révélation de soi Dans "L’Orchestre de minuit", Jérôme Cohen-Olivar part sur les traces de Marcel Botbol, remontant le cours d’une histoire pour remonter le cours de l’Histoire. Car il y a, dans la vie de ce grand musicien juif marocain, un point de rupture. Et ce point de rupture a lieu dans les années 70, sur fond de conflit israélo-palestinien, de tensions et de départs, dans ce contexte particulier, de juifs marocains pour Israël. A cette différence que Marcel Botbol partira contraint et forcé, en 1974, suite à un incident étranger à ce contexte socio-politique particulier. Trente ans plus tard, se sachant mourant, il donne rendez-vous, à Casablanca, à son fils Michael dont il attend l’arrivée pour rendre l’âme. Commence alors, pour le jeune homme qui compte d’abord rapatrier le corps de son père en Israël et prend conscience, avec surprise, de la place qu’occupe dans la mémoire des Marocains le musicien Marcel Botbol, une quête de soi, éperdue, tendue vers les béances d’une histoire trouble et lacunaire. Celle de son enfance. Celle de son père. Celle des raisons de ce retour orchestré à la terre première. Les questions se bousculent. Flash-backs, colère et cette douleur, saisissante, palpable, qui prend dans la chair.
C’est en montant dans un petit taxi rouge pour se rendre au cimetière juif de Casablanca que Michael rencontre Ali, un chauffeur affichant des airs d’escroc blasé et qui, en apprenant que son client est le fils du grand Marcel Botbol, refusera d’encaisser le montant exagéré de la course. Ali, qui joue un rôle fondamental puisque c’est lui, ce guide de hasard, guide, improvisé, de la mémoire manquante, qui mènera Michael à la rencontre de son histoire et d’une terre sienne où il reformera, après maints étonnants périples, l’orchestre de son père, "L’Orchestre de minuit". Un orchestre dont les musiciens sont terrés, depuis l’incompréhensible départ de Marcel, dans une indicible nostalgie et une douleur qui conduira l’un d’entre eux, enfermé dans une inextricable absence, à l’asile. Un orchestre de musiciens qui, par-delà celui qui s’est choisi la folie pour refuge, se sont tous construits des identités improbables dignes d’un «Shakespeare de Molière», pour reprendre l’une des tout aussi improbables sorties du picaresque Ali. Nous n’allons pas tout vous dire. Mais sachez que les acteurs, dans "L'Orchestre de minuit", sont absolument époustouflants. Nous aimerions bien, mais non, nous n’allons pas tout vous dire.
Symbolique et métaphores d’une renaissanceJe mendie pour qu’on me tende la main, et quand on me tend la main, ça m’apaiseIn L'Orchestre de minuitUne symbolique, aussi puissante que délicate, émaille ce film d’une lumineuse sincérité, bienfaisante, apaisante, malgré la trame dramatique. Une sincérité dont on ressort grandi, pansé des blessures d’un monde qui nous broie de ses bruyantes fractures et nous fait oublier ce que nous avons en nous d’inaliénable beauté. Ce que cette terre du Maroc porte en elle d’étreintes de racines mêlées. L’amitié, et le mot est faible, qui se noue entre Michael et Ali, en est le symbole éloquent dans ce film qui, comme il ne sombre jamais dans le pathos, ne vire jamais au cliché. Une amitié qui, peu à peu, se fait symbiotique jusqu’à l’abnégation. Une amitié dans laquelle, finalement, les deux hommes prennent conscience d’une identité hors quelconque absurde limite, hors artificielles frontières, une identité qui ne prend sens et paix que dans ces racines mêlées. Ces racines toutes et Une que le réalisateur lui-même porte en lui. Racines, divinement "toutes et Une" que certains tentent de retraduire malédiction dans l’éternelle récidive d’une épuisante meurtrière Babel par trop rejouée.
L'une des scènes les plus poignantes du film: celle où Michael se jette dans l’océan, sous les yeux d'Ali qui n’ose pas avouer qu’il ne sait pas nager mais qui, ne voyant pas remonter son ami, se jettera malgré tout à l’eau, affolé, pour l’arracher à l’ivresse matricielle des flots charriant symphonies d’un orchestre de minuit qui joue toujours, aux confluents des temps, à l’heure de l’éclipse du temps, mémoire ancestrale des temps montants. Mémoire, salvatrice, portée par la musique, symbole fort, parmi d’autres, d’un langage hors monde et tout-monde. Et il n’y a de vérité que dans ce langage-là.
La musique en héritage Seuls ceux qui ont la mémoire longue sont capables de penser l’avenirNietzscheTout commence par la musique et finit par la musique qui jette des ponts entre les âmes dans la construction d’une mémoire commune. La musique, qui ouvre et clôt la narration traversée par un 33 tours, métaphore de précieuses indéfectibles mémoires. Et la musique, Jérôme Cohen-Olivar lui a fait la part belle en faisant appel à Adil Aissa, un jeune musicien marocain renversant de talent qui vient ponctuer le film de sublimes partitions. Et c’est ce qui donne ce cachet authentique à cette oeuvre. Cette sincérité unique. Tout y est fait cœur. Nous ne vous en dirons pas plus. Allez le vivre. Vous en ressortirez ivres d’amour. Et plus jamais vous ne verrez l’océan de la même manière. Il est désormais à jamais habité par L'’Orchestre de minuit. Il vous joue, désormais, une troublante lancinante symphonie.