Dans une tribune, publiée sur le site d’information Orient xxi, et intitulée «Israël-Émirats. Ni trahison ni accord historique», le prince Moulay Hicham se livre à une analyse hasardeuse, truffée de poncifs et de considérations aberrantes sur les dessous de la normalisation des relations entre Tel-Aviv et Abou Dhabi. Parmi les raisons avancées par le prince pour justifier les motivations des Emirats: «se protéger de l’onde de choc que pourrait représenter un conflit interne en Arabie saoudite qui neutraliserait Mohammed Ben Salmane. Si un tel événement se produisait, les dirigeants émiratis seraient isolés». Ce point de vue a été relayé par Houssein Majdoubi, un journaliste, mais aussi un obligé du prince, dans le quotidien arabophone Al Quds Al Arabi sous ce titre: «Abou Dhabi s’inquiète que Ben Salmane soit chassé du trône».
Et dans une analyse, publiée le dimanche 6 septembre sur le média Chouf TV, l’éditorialiste Abou Wael Al Riffi démontre la vacuité des propos de Moulay Hicham, qui laisse supposer que l’homme fort en Arabie Saoudite, Mohammed Ben Salmane (MBS), pourrait être écarté du pouvoir par un putsch. L’éditorialiste rappelle que «Mohammed Ben Salmane est aujourd’hui l’homme le plus populaire en Arabie saoudite». Ce prince incarne les aspirations d’une très large partie de jeunes Saoudiens, qui veulent se débarrasser du joug du wahhabisme. Ces jeunes, qui n’en peuvent plus de ce conservatisme oppressant, appellent de leurs vœux une modernisation de la société saoudienne et approuvent sans réserve les réformes entreprises par MBS qui représente, pour eux, l’espoir d’une Arabie saoudite nouvelle.
Et l’éditorialiste de rappeler que nombre des élites et des forces vives d’Arabie saoudite sont formées dans les pays occidentaux, où elles ont pu goûter à la liberté de s’habiller et de disposer de leur vie comme elles l’entendent. Certes, la fin de leurs études survenues, elles sont rentrées au pays pour marcher au pas, et ne peuvent ensuite respirer que lors d’un congé annuel, forcément à l’étranger, ou lors de virées le temps d’un week-end et lors de certains jours fériés, au Bahreïn ou à Dubaï. Abou Wael Al Riffi rappelle que la sombre burqa qui enveloppe le corps des Saoudiennes couvre souvent des vêtements griffés; et que celles qui les portent ne veulent plus cacher leurs préférences vestimentaires sous une étoffe qui ne reconnaît aucune place à l’individu. Ces femmes entendent aujourd’hui faire du sport dans des espaces publics, ou «manger et boire sans le port obligatoire de la bavette wahhabite, comme si elles vivaient un Covid éternel».
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«Les gens veulent vivre loin de la chape de plomb imposée par le wahhâbisme et Mohammed Ben Salmane est l’espoir des Saoudiens pour constituer le pays de Nedjd et du Hedjaz (les deux grandes régions de la péninsule d’Arabie, Ndlr), ouvert sur la vie, et qui mettra un terme aux milliards de dollars dépensés chaque année à l’étranger».
Selon cet éditorialiste, La Mecque et Médine auraient un statut à part au sein du pays de Nedjd et du Hedjaz. Il rappelle l’exemple du Vatican, qui a le statut d’un Etat à l’intérieur de Rome. Les partisans du Wahhâbisme pourront diriger les Lieux Saints qui revêtiraient le statut de pays autonome. Cela permettrait de barrer la route à une vieille revendication de l’Iran, qui ambitionne d’imposer une gestion collégiale des Lieux Saints, avec les principaux représentants des pays islamiques, dont évidemment les Chiites. Mais si les Lieux Saints étaient transformés en Etat religieux et autonome, la revendication de l’Iran deviendrait ainsi caduque.
Dans sa tribune, Moulay Hicham n’accorde aucun intérêt aux réformes populaires de Mohammed Ben Salmane. Visiblement, le prince se nourrit encore des archétypes de ce qu’a appelé Abou Wael Al Riffi «le chantage académique des monarchies arabes». Moulay Hicham semble oublier que ces monarchies ne tremblent plus devant des parutions dans des publications mineures. Aujourd’hui, ces monarchies investissent dans des médias internationaux qui ont une réelle influence sur les opinions publiques.
De plus, les monarchies arabes, rappelle l’éditorialiste, ne constituent plus un bloc homogène. Injustement humilié par les pays du Golfe, le Qatar s’est tourné vers la Turquie, un pays non-arabe, et a mis la puissance médiatique de la chaîne Al Jazeera au service du rayonnement de la Turquie et de son homme fort, Recep Tayyip Erdogan.
Al Jazeera enracine chaque jour davantage l’image d’une Turquie qui assure son leadership dans le monde sunnite, cherchant à écarter ainsi dans l’esprit des populations arabes l’Arabie saoudite, qui assurait traditionnellement ce rôle-là. Depuis la crise avec ses voisins, le Qatar a mis sa chaîne, Al Jazeera, au service de la Turquie, jouant ainsi à un jeu dangereux, qui s’est même exacerbé depuis l’assassinat de Jamal Khashoggi, la boussole de la ligne éditoriale de cette chaîne étant décidément orientée vers l’Anatolie.
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L’éditorialiste explique que cette relation entre le Qatar et la Turquie dépasse presque le stade d’une simple alliance. C’est pratiquement devenu un Anschluss. Au plus fort du siège imposé par les monarchies du Golfe, la Turquie a établi un pont aérien pour approvisionner le Qatar et assurer sa protection militaire. La Turquie traverse une zone de turbulence financière? Voilà que le Qatar renfloue les caisses d’Ankara, avec un apport conséquent de 15 milliards de dollars.
L’islam politique est l’autre socle de cette relation fusionnelle qu’entretiennent le Qatar et la Turquie. Ces deux pays sont en effet les parrains des Frères Musulmans, et accueillent, hébergent et financent les opposants parmi ceux-ci. Quand l’un d’entre eux se sent à l’étroit au Qatar, il lui suffit de faire un voyage vers la grande Turquie, qui l’accueille alors à bras ouverts et lui donne toutes les facilités possibles pour la création de chaînes de télévision et autres centres d’influence, financées par Doha.
L’instrumentalisation de l’islam politique n’a d’ailleurs pas toujours été une priorité de la Turquie, dont le projet religieux est subordonné à son projet nationaliste. Erdogan a su transformer le nationalisme turc, héritage de Mustafa Kemal Atatürk, en islamo-nationalisme.
Après s’être engagé dans une formation islamiste, le Milli Gorus, que dirigeait Necmettin Erbakan, Erdogan a ensuite cofondé, avec Abdullah Gül, l’AKP, un parti qui accueille dans ses rangs des nationalistes, ainsi que des islamistes proches du mouvement güleniste, cette puissante nébuleuse politico-religieuse dirigée depuis les Etats-Unis par son chef spirituel, Fethullah Gülen, qui n’a pas de tropisme oriental, et s’oppose au radicalisme des Frères Musulmans.
Erdogan s’est appuyé sur le puissant mouvement güleniste en échange de l’élargissement de la présence économique, idéologique ainsi que du réseau d’établissements scolaires du gülenisme dans les pays arabes, musulmans et… africains. Quand les désaccords entre Fethullah Gülen et Recep Tayyip Erdogan ont éclaté au grand jour, ce dernier s’est tourné vers les Frères Musulmans pour asseoir son rayonnement dans les nombreux pays où ils ont bâti de solides réseaux.
Recep Tayyip Erdogan n’est pas particulièrement attaché aux Frères Musulmans ou à l’islamisme politique, mais il sait s’en servir pour concrétiser son rêve de prendre sa revanche sur le traité de Sèvres, conclu le 10 août 1920, et qui avait dépecé l’immense empire ottoman d’alors, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Pour ce faire, le chef de l’AKP n’hésite pas à se présenter comme le digne héritier des dynasties conquérantes des sultans ottomans. C’est dans ce sens qu’il convient d’interpréter la conversion, le 24 juillet dernier, de la basilique Sainte-Sophie en mosquée. Le parallèle avec le sultan Mehmet II, qui avait conquis la Byzantine Constantinople, l’actuelle Istanbul, en 1453, et avait transformé la basilique en «Aya Sofya», a ainsi été savamment orchestré.
Autre spectaculaire sortie, cette colère (bien étudiée) de Recep Tayyip Erdogan, en 2009, lors d’un débat public, organisé au forum de Davos. Le président turc, alors Premier ministre, a quitté le débat non sans faire montre de panache, reprochant aux organisateurs de l’empêcher de parler après une intervention du président israélien de l’époque, Shimon Pérès. Après ce coup d’éclat, Erdogan a été accueilli en conquérant chez lui, et sa popularité a atteint un point culminant dans le monde arabe.
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Ahmet Davutoglu, alors ministre turc des Affaires étrangères, est sorti de son silence une décennie plus tard, pour dire qu’Erdogan craignait les conséquences de sa spectaculaire prestation, allant jusqu’à révéler qu’il a passé la nuit à essayer d’apaiser les tensions entre les deux parties. «Erdogan sait que c’est suite à mes échanges téléphoniques avec les responsables israéliens que Shimon Pérès a présenté ses excuses», a ensuite affirmé Ahmet Davutoglu.
Mais revenons à cette relation fusionnelle entre la Turquie et le Qatar. En Lybie, celle-ci est sans failles, à tel point que les ministres de la Défense des deux pays synchronisent leur déplacement dans ce pays.
Au Yémen, le Qatar aide la Turquie, par le truchement des Frères Musulmans, présents dans Le Rassemblement yéménite pour la Réforme, à contrôler les voies maritimes dans le sud de la Mer Rouge, en rivalisant avec les Egyptiens et les Emiratis, qui ont cherché à s’implanter dans les ports de la Corne de l’Afrique, un lieu hautement stratégique pour le commerce maritime entre l’Asie et l’Europe. Si les Emiratis ont connu quelques revers à Djibouti, ce pays les ayant expulsés du port de Doraleh, dans cette même porte stratégique de la Mer Rouge, ils ont déjà installé une base militaire en Erythrée… Mais la partie est loin d’être finie.
L’éditorialiste Abou Wael Al Riffi rappelle à juste titre que Moulay Hicham semble tout ignorer des véritables enjeux géostratégiques que cette fusion entre la Turquie et le Qatar d’une part, et l’alliance entre l’Iran, la Syrie et le Hezbollah au Liban, imposent comme nouveaux dangers pour les monarchies du Golfe, certes richissimes, mais qui ont besoin d’un pacte d’alliance avec une puissance régionale, qui bénéficierait, de surcroît, du soutien total des Etats-Unis d’Amérique, pour imposer un nouvel équilibre dans cette partie du monde, où la Turquie et l’Iran ont déjà bien avancé leurs pions. De ce point de vue-là, on peut dire que le prisme de la lecture de Moulay Hicham, et ses aberrations sur MBS, montrent l’inanité d’un supposé analyste qui fournit juste les preuves de son incompétence.