Pegasus: à qui profite le détournement de l’infection du téléphone de Pedro Sanchez vers le Maroc?

Dans cette photo d'archive prise le 20 juillet 2020, le président du gouvernement espagnol Pedro Sanchez utilise son téléphone lors d'un sommet de l'UE à Bruxelles.

Dans cette photo d'archive prise le 20 juillet 2020, le président du gouvernement espagnol Pedro Sanchez utilise son téléphone lors d'un sommet de l'UE à Bruxelles. . JOHN THYS / POOL / AFP

Lundi 2 mai 2022, le ministre de la Présidence espagnole a révélé que les téléphones du président du gouvernement espagnol, Pedro Sanchez, et de sa ministre de la Défense, Margarita Robles, ont été infectés par le logiciel espion Pegasus. Il n’en fallait pas plus pour que certaines parties, y compris en France, orientent le curseur vers le Maroc.

Le 03/05/2022 à 20h00

Lundi 2 mai, jour férié en Espagne, le ministre de la Présidence espagnole, Félix Bolanos, convoque une conférence de presse au cours de laquelle il révèle que les téléphones portables du président du gouvernement espagnol, Pedro Sanchez, et de sa ministre de la Défense, Margarita Robles, ont été infectés en mai et juin 2021 par le logiciel d’espionnage Pegasus, conçu par la société israélienne NSO. Dénonçant «des faits d'une énorme gravité», le ministre de la Présidence espagnole a affirmé avoir «la certitude absolue qu'il s'agi[ssai]t d'une attaque externe».

De grands journaux espagnols, comme El Pais, El Mundo, ABC, se sont posés la question de savoir ce qu'il s'est passé en mai-juin 2021, période supposée être celle de l’infection des portables de Pedro Sanchez et de Margarita Robles. «Que s'est-il passé dans notre pays en mai et juin 2021? A cette époque, la politique en Espagne était principalement divisée selon deux axes. D'une part, la préparation des grâces pour les leaders de la démarche indépendantiste en Catalogne, qui a eu lieu quelques semaines plus tard, en juin 2021. D'autre part, l'Espagne était au plus fort de la crise diplomatique avec le Maroc déclenchée par l'entrée en Espagne du chef du Front Polisario, Brahim Ghali, pour être soigné pour coronavirus dans un hôpital de Logrono», écrit El Mundo.

Si les journaux espagnols ont retenu deux événements qui ont fait l’actualité durant cette période en Espagne, les deux médias français, qui ont fait partie du consortium dit de «l’affaire Pegasus», ont en revanche dirigé leurs regards uniquement vers le Maroc.

A ce sujet, France Info, l’une des radios du pôle public français, concède que le gouvernement espagnol ne cite pas de pays étranger. «Mais on pense spontanément au Maroc, l’un des principaux pays montrés du doigt dans ce gigantesque scandale d’écoutes téléphoniques, dévoilé l’été dernier par un consortium de médias internationaux dont la Cellule Investigation de Radio France». Et de préciser: «A l’époque du piratage du téléphone de Pedro Sanchez, l’Espagne et le Maroc étaient à couteaux tirés sur le dossier des migrants: Rabat avait délibérément laissé 8.000 personnes rejoindre l’enclave espagnole de Ceuta. Avec le Mexique, l’Inde ou l’Arabie saoudite, le Maroc fait partie des pays à avoir le plus utilisé le logiciel».

Le quotidien Le Monde établit la même corrélation entre la date de l’espionnage des portables du chef de l’exécutif espagnol et de sa ministre de la Défense et l’exacerbation de la crise entre Rabat et Madrid. «A l’époque des infections repérées par les services espagnols, le pays était engagé dans un violent bras de fer diplomatique avec le Maroc. Le 20 mai 2021, Rabat avait relâché ses contrôles à sa frontière avec l’enclave de Ceuta, laissant plus de 8.000 migrants rejoindre clandestinement ce territoire espagnol», écrit Le Monde. Et de poursuivre: «Mme Robles avait alors qualifié cet afflux d’“agression à l’égard des frontières espagnoles mais aussi des frontières de l’Union européenne” et dénoncé un “chantage” du Maroc qu’elle avait accusé d’“utiliser des mineurs”».

Pour ces deux médias, le coupable est donc vite identifié: le Maroc. Pourtant ni Le Monde, ni France Info ne sont revenus, depuis le fameux matraquage de juillet 2021, sur le caractère sélectif de «la fuite», révélée par l’organisation Forbidden stories, qui a concerné seulement 11 pays, dont un seul pays européen: la Hongrie.

Cette fuite à la carte a été mise à mal quelques mois plus tard. Deux grands pays européens utilisent en effet Pegasus: l’Allemagne et l’Espagne. Et à en croire le PDG de la société qui fabrique ce logiciel espion, ils ne sont pas les seuls. Dans un article, publié dans le magazine américain The New Yorker, Shalev Hulio, PDG de NSO, lance ce pavé dans la mare: «presque tous les gouvernements d'Europe utilisent nos outils». De cette quasi-totalité de pays européens qui utilisent le produit-phare de NSO, seule la Hongrie a été retenue par l’organisation Forbidden stories et le consortium de médias qui ont cru à son histoire. Est-ce parce que le milliardaire George Soros, l’un des principaux soutiens financiers de Forbidden stories, est un ennemi juré du premier ministre hongrois, Victor Orban? En tout cas, les deux médias français n’ont pas encore jugé utile de s’expliquer sur le caractère sélectif des révélations de Forbidden stories.

Bien au contraire, Le Monde et l’une des radios du service public en France ont été prompts à orienter le curseur vers le Maroc, peu de temps après que le ministre de la Présidence espagnole a convoqué une conférence de presse pour révéler l’espionnage de Pedro Sanchez et de Margarita Robles. On peut légitimement s'interroger sur les visées de cet empressement suspect à pointer un doigt accusateur sur le Maroc.

Un empressement d’autant plus suspect que les grands journaux espagnols retiennent à la supposée date de l’infection des téléphones de Pedro Sanchez et de sa ministre de la Défense un autre évènement qui a fait l’actualité en Espagne: le chantier des grâces accordées aux leaders indépendantistes catalans qui étaient en prison. Et les indépendantistes catalans semblent peser lourdement sur le timing des révélations du ministre de la Présidence espagnole.

Le 18 avril, un rapport de l’organisation canadienne Citizen Lab a identifié plus de 60 personnes de la mouvance séparatiste catalane dont les portables auraient été piratés entre 2017 et 2020 par le logiciel Pegasus. Les révélations de Citizen Lab ont mis dans l’embarras l’exécutif espagnol vis-à-vis de ses alliés indépendantistes catalans qui accusent le Centre national du renseignement (CNI, services secrets espagnols) de les avoir espionnés.

Le CNI, qui aurait espionné les indépendantistes catalans, est le même qui a découvert l’infection des téléphones de Pedro Sanchez et de Margarita Robles. Et le CNI travaille sous la supervision de la ministre de la Défense.

Les indépendantistes catalans doutent fortement des révélations du ministre de la Présidence espagnole. Josep Rius, porte-parole de Junts, la formation indépendantiste de Carles Puigdemont, a dénoncé un «écran de fumée», afin de faire passer, en quelques jours, Sanchez et son gouvernement du statut de «bourreau» à celui de «victime». Et même le chef du gouvernement catalan, pourtant une figure de la Gauche républicaine de Catalogne ERC, (parti allié de la majorité gouvernementale), a demandé la démission de la ministre de la Défense.

Visiblement, certaines parties, y compris en France, cherchent à orienter une affaire hispano-espagnole vers le Maroc. Le rétablissement des relations entre Madrid et Rabat sur des bases solides n’est pas du goût de tous. Le premier matraquage médiatique de Pegasus en direction du Maroc n’a été qu’un coup d’épée dans l’eau. Ces parties espèrent visiblement faire mieux avec la saison espagnole du logiciel espion.

Par Amine El Kadiri
Le 03/05/2022 à 20h00