Lors de la conférence de presse donnée à Tanger à l'occasion de la présentation de son film, "L'Armée du Salut", au Festival national de Tanger, en février, Abdallah Taïa avait livré un témoignage très fort sur son enfance. Evoquant le quartier dans lequel il vivait enfant, Abadallah Taïa raconte : "Il y avait abus sexuels. Je n’ai rien inventé. Cela existait avant moi, et s’est incarné en moi. Au début, les gens n’avaient aucun problème, dans mon quartier, à avoir des rapports sexuels avec moi ou d’autres enfants. A l’âge de 13 ans, tout a changé. Et la croisade a commencé pour moi. J’ai été confronté à l’hypocrisie. Je me suis mis à vivre une sorte de guerre intérieure mutique dont je ne suis pas sorti". Il souligne alors que son film, "L’Armée du salut", rend compte de cette souffrance qu’il a vécue à cet âge : "Et personne jusqu’ici, ajoute-t-il, ne m’a demandé pardon. Ni ma famille, ni les habitants du quartier, ni évidemment la société et ses représentants".
Pour son film, Abdallah Taïa dit être revenu sur cette époque "où tout un quartier voilait passer sur le corps d’un enfant de 13 ans, des hommes qui criaient la nuit, prononçaient des mots inqualifiables qu’entendaient ma famille. Et lorsque, le jour, je sortais dans la rue, c’est moi que l’on voyait comme le pervers. A 13 ans. Pourquoi personne ne m’a protégé ? Et pourquoi dois-je porter tout ça tout seul ? Je n’ai toujours pas compris. Personne ne s’est excusé. Je ne suis pas dans la revendication ou dans une colère vis-à-vis du Maroc, mais je dis cela parce que c’est important. Je n’ai pas de problème avec ma famille. Mais j’ai vécu cette violence que j’ai voulu la restituer dans un film où j’ai essayé de coller à la réalité dans ces moindres détails, vêtements, sandales, nourriture, matelas…". Un film marqué de silences, des silences auxquels il est habitué depuis l’enfance et qu’il évoque en parlant de son frère : "Quand il entrait à la maison, tout le monde se taisait", se rappelle-t-il en ajoutant avec humour : "C’était comme si Hassan II entrait chez nous". Aussi, "je suis habitué au silence et au jugement. Si vous voulez me juger, jugez-moi. Même mes parents m’ont jugé. Je suis habitué depuis longtemps", déclare-t-il encore après être revenu sur des souvenirs de lycée où sa "réputation" d’enfant abusé l’avait suivie et où des élèves lui demandaient de l’accompagner dans les toilettes. Des souvenirs qu’il évoque avec amertume et une certaine colère, contenue.
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Abdallah Taïa rappelle que les premières années de la vie sont essentielles et décisives. Or, "jusqu’à présent, après tout ce que j’ai traversé dans l’enfance, personne ne s’est posé la question de savoir comment j’ai fait pour m’en sortir. Sincèrement, moi-même, je ne sais pas. Comment tout le monde peut être au courant sans défendre un enfant de 13 ans ? A quarante ans, je ne suis toujours pas guéri". Et de conclure, en revenant sur l’indifférence des gens qui savaient sans jamais agir : "Personne ne m’a jamais demandé pardon jusqu’à présent ; or, j’estime qu’un enfant qui a vécu ce que j’ai vécu a Hay Salam mérite, a droit à des excuses. Etrangement, ce témoignage de Taïa, lors du Festival du film de Tanger, a été passé sous silence. Aucun écho. Alors que ces livres et son film sont médiatisés, les propos qu’il a tenu là semblent avoir dérangé car, contrairement à ses créations, ils interpellaient directement et engageaient la société dans laquelle il a grandi. Qu’on apprécie ou pas la plume de Abdallah Taïa, force est de reconnaître que le message qu’il a délivré là est d’une force et d’une sincérité poignantes. Un message auquel il aurait certainement fallu mieux prêter l’oreille au vu notamment des atrocités qui touchent tant d’enfants et ont secoué à plusieurs reprises la société civile marocaine durant l’année 2013.