Rabat, dans la matinée du samedi 31 août dernier. Dans le quartier de l’Agdal, des policiers sont en faction près d’un cabinet de gynécologie-obstétrique. Selon nos sources, ces policiers avaient des soupçons sur le fait que le gynécologue exerçant dans ce cabinet effectuait des avortements clandestins, en série.
Un couple, un homme et une femme, entrent dans l’immeuble. Les policiers attendent quelques temps, puis les interceptent à leur sortie. Ils les accompagnent ensuite dans le cabinet médical, où ils interpellent un médecin gynécologue, un anesthésiste et une infirmière.
Les policiers, estimant se trouver devant un flagrant délit manifeste, celui de la pratique d’un avortement, mettent tout ce beau monde en état d’arrestation. En effet, l’avortement, au Maroc, est puni par la loi: une Interruption volontaire de grossesse (IVG) est passible de six mois à cinq ans de prison. Le texte de loi punit non seulement la femme qui a avorté–celle-ci risque de 6 mois à deux ans de prison, mais aussi ceux qui ont pratiqué cet acte, qui peuvent, quant à eux, se retrouver en prison pour une durée de 1 à 5 années.
La suite, on la connaît: l’identité de cette jeune femme, Hajar Raïssouni, est dévoilée (les policiers, quant à eux, selon nos sources, n’en avaient pas la moindre idée) et l’affaire fait tâche d’huile dans les médias.
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Cette affaire n’aurait pu tenir que du strict –et malheureux– fait-divers. Elle fait pourtant, en ce moment même, grand bruit, et si la polémique bat son plein et que sur les réseaux sociaux les esprits s’échauffent, c’est qu’il y a quelques raisons à cela.
Hajar Raïssouni n’est pas vraiment une citoyenne lambda: non seulement elle est journaliste, mais en plus, elle travaille pour le quotidien Akhbar Al Yaoum, média phare du groupe dirigé par Taoufik Bouachrine, ce patron de presse controversé, aujourd’hui en prison, entre autres pour «viols» et «traite d’être humains». Ce n’est pas tout: Hajar est aussi, et surtout, la nièce d’Ahmed Raïssouni, actuel président de l’Union mondiale des Oulémas, et ancien dirigeant du Mouvement Unicité et Réforme (MUR), le bras idéologique de l’islamiste Parti de la Justice et du Développement, aujourd’hui aux commandes de la coalition gouvernementale.
Et tant le MUR, que le PJD, sont de farouches opposants, de par leur idéologie, à l’avortement et aux relations extraconjugales.
Au terme de sa garde à vue, Hajar Raissouni est déférée devant le parquet. Face au Procureur du Roi, elle nie tout avortement, de même que le gynécologue qui a été arrêté en sa compagnie. C’est, en tout cas, ce que rapporte le site Al Yaoum 24, qui appartient au groupe dirigé par Taoufik Bouachrine, depuis sa cellule.
Un rapport d’expertise médicale, établi par un médecin assermenté, et donc assujetti à deux serments: celui de la fidélité à la Justice et celui de la déontologie de la médecine, dit pourtant tout le contraire.
Selon ce document, que Le360 a pu consulter, le médecin assermenté, exerçant au CHU Avicenne, qui a examiné Hajar Raissouni, atteste que celle-ci était bien enceinte, et qu’il s’agissait là d’une grossesse «non désirée» de «huit semaines». L’intéressée, toujours selon ce document en notre possession, a reconnu devant ce médecin, après avoir été examinée par ses soins, qu’elle avait bien pratiqué une interruption volontaire de grossesse, «sous anesthésie générale», et «dans un cabinet privé de gynécologie au quartier de l’Agdal».
Alors que des centaines d'avortements clandestins sont effectués chaque jour dans notre pays, il est évident que la loi encore appliquée à ce jour est largement obsolète. Or, qui défend mordicus l’interdiction d'avorter et entend continuer à punir les rapports sexuels extra-conjugaux? Précisément ces islamistes aujourd’hui installés aux commandes de certains départements ministériels, dont, et ce n’est pas là le moindre de ces maroquins, la primature, sur le fauteuil de laquelle est confortablement assis un médecin, psychiatre de par sa spécialité: le chef du gouvernement, Saâd Eddine El Othmani.
Son prédécesseur, non moins islamiste, et adversaire acharné de l’avortement et du droit à disposer de son corps, Abdelilah Benkirane, a promis, devant les médias, qu’il allait «assister au mariage» de Hajar Raïssouni, prévu, selon plusieurs de nos confrères, le 14 septembre prochain. Hajar Raïssouni, dont Benkirane défend ardemment la cause –en se voilant la face, c’est le cas de le dire... Puisqu’avortement il y a bel et bien eu.
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Le fait est, aussi, que Hajar Raïssouni est une double victime: elle est la victime de sa filiation islamiste –son oncle, Ahmed Raïssouni, avait déclaré le 31 mars 2015, toujours devant ce média qu’est AlYaoum 24, que les défenseurs du droit à l’avortement «cherchent à libérer les relations sexuelles». Très difficile dans ce cas qu'il change son fusil d'épaule et accepte aujourd'hui de voir la réalité en face en prenant la défense de sa nièce. D'où la version diffusée par le clan de la journaliste, consistant à dire qu'elle s'est rendue dans ce cabinet non pas pour interrompre une grossesse, mais en raison d'une «hémorragie subite».
Hajar est aussi, et surtout, la victime de lois dépassées, qu’il faut à l’évidence réformer, ce que son oncle, et ses alliés, partisans de l’idéologie islamiste, et qui se trouvent aujourd’hui au gouvernement, refusent obstinément de faire. Au mépris du simple bon sens. Car le véritable sujet dans cette affaire est l’avortement clandestin.
Un chiffre, glaçant, avait été avancé en 2010 déjà, par l’Association marocaine de lutte contre l’avortement clandestin (Amlac), que préside le Pr. Chafik Chraïbi: de 600 à 800 avortements clandestins sont pratiqués chaque jour dans notre pays. Un chiffre qui aurait augmenté, selon l’OMS, qui estime, près de dix ans plus tard, qu'il y a désormais au Maroc 1.500 avortements clandestins quotidiennement pratiqués. Il faut donc à l'évidence dépénaliser l’avortement. Les cadors de l'islamisme, comme Benkirane et Raissouni, qui sont les premiers défenseurs de la pénalisation de l’avortement, devraient reconsidérer leur position sur ce sujet.
L’empathie et la compassion avec Hajar Raissouni sont légitimes. Sa première audience devant un juge, en compagnie de son fiancé, a été fixée au lundi 9 septembre prochain. On devrait les libérer sans tarder davantage. Leur emprisonnement appartient à un autre âge, de même que la position politique de ceux qui défendent une loi, responsable du drame que vit cette femme et son compagnon.