L’histoire rappelle furieusement ce film marocain, «Elle est diabétique, hypertendue et elle refuse de crever», un bon Hakim Noury, d’ailleurs, avec la fabuleuse Amina Rachid, morte, elle, dans la joie, la dignité et avec le respect de tous. Sauf que lui, il refuse ne serait-ce que passer le relais. Il ne lâche rien, s’épaissit au fil des ans, prend les consommateurs en otage, et impose la médiocrité d’un service à nous autres, Marocains, comme une fatalité.
Lui, puisqu’il faut le nommer, c’est Abdeslam Ahizoune, le sacro-saint patron de Maroc Telecom. Le nommer, pour l’humble auteur de ces lignes, c’est déjà faire preuve d’un grand courage. J’y reviendrai.
Cela fait près de 40 ans que Abdeslam Ahizoune trône à la tête du plus technologique, du plus évolutif et supposé être le plus innovant des secteurs: les télécoms. Steve Jobs, le père d’Apple, est passé de vie à trépas. Bill Gates, cet Albert Einstein des temps modernes, est passé à tout autre chose. Il s’occupe désormais de régler les problèmes du monde, en y sacrifiant la moitié de sa fortune. Ahizoune? Ben non, il se consacre toujours à bloquer, pour son seul profit, l’évolution de tout un secteur, empile les fonctions, et va jusqu’à fouiller dans nos poubelles, histoire peut-être de garder un œil sur nos habitudes de consommation. Et en matière de ramassage d’ordures, Ahizoune ratisse très large. Il s’occupe aussi bien des déchets soigneusement empilés dans les sacs-poubelle d'Anfa, que des ordures en vrac, malodorantes, de Sidi Bennour.
Qu’est ce qui explique la longétivité de Ssi Ahizoune? La volonté de bien faire? Un talent unique que lui seul peut incarner? Un rôle indispensable que nul autre ne peut jouer? Niet, niet et niet. Il ne veut simplement pas lâcher le morceau, et le seul talent qu’on doit lui reconnaître est celui de se maintenir en place sans le mériter. Il a développé des ruses, mouillé dans des intrigues, développé un immense réseau… de connaissances, à la seule fin de réussir le pari de se fossiliser de son vivant.
Pari réussi!
Au nom de l’appartenance tribale, cet ingénieur-fonctionnaire est vite monté en grade, au point de devenir D.G des télécoms publics. D’ailleurs, Ahizoune garde une grande gratitude au starting-blocks des origines et la première question qu’il pose à son interlocuteur est toujours la suivante: «vous êtes originaire d’où?» Il ne faut surtout pas répondre du Maroc, entité trop vague, trop vaste, ne permettant pas à Ahizoune de déployer sa grille de lecture pour comprendre son vis-à-vis. Ce communautarisme, ce régionalisme étroit et désuet, aux antipodes de toutes les approches modernes, est la clef de voûte du dispositif ahizounien pour savoir à qui il a affaire et s’il doit s’en méfier.
Dans sa tour d’ivoire, Ahizoune est un pharaon, un dieu. Lors des réunions avec ses cadres, il est le seul à parler. Les autres écoutent, retiennent leur souffle. S’ils pouvaient s’arrêter de respirer, pour ne pas émettre le moindre son en présence du patron, ils l’auraient fait. Je vous laisse imaginer les vertus d’un manager à qui ses directeurs présentent chaque dossier avec des mains qui tremblent.
Du haut de sa tour, Ahizoune regardait ses semblables de très haut. Entouré d’une cour de panégyristes, soutenu pas une presse dithyrambique sur le «monde nouveau» qu’il a créé, il s’est cru intouchable, immortel. Le réseau en cuivre dont Maroc Telecom a hérité de l’Etat, il le considère comme un bien personnel, sa propriété, sa «chose», qu’il refuse de partager avec les deux nouveaux venus quand bien même ils s’acquitteraient d’une redevance. Le gendarme des télécoms a eu beau lui expliquer que cela ne se faisait pas, que les Marocains en pâtissent, la Cour des comptes a beau tirer la sonnette d’alarme, la Banque mondiale a beau épingler une pratique non concurrentielle, Ahizoune pense siéger trop haut pour être atteint. Avec l’amende de 3,3 milliards de dirhams, il doit maintenant regarder du haut de sa tour le nouveau monde… et ressentir le vertige.
Ahizoune vient de comprendre qu’il peut tomber. Les louanges à un surhomme par une presse, abondamment arrosée, ne changeront rien à l’affaire. A propos de presse, Sa Sainteté Abdeslam Ahizoune est un incritiquable. De mémoire de jeune journaliste, il y a des scènes mémorables. L’une d’elles se rapporte aux propos d’un éminent patron de presse, à l’intelligence truculente, au verbe haut et fin. Jeune journaliste curieux et respectueux de la parole de mes aînés, je me souviens encore des paroles de ce personnage comme s’ils dataient d’hier. Ce sincère et fidèle monarchiste n’a pas pourtant hésité à nous lancer: «vous pouvez critiquer le roi du Maroc, mais pas Abdeslam Ahizoune. Il y va de la régularité de vos salaires!».
Ahizoune incritiquable, donc, même quand son bilan désastreux est aussi gros qu’un stade d’athlétisme. C’est l’un des rares exemples où l’échec n’est pas antinomique avec la réussite. La preuve: alors que le Maroc était habitué à gagner de l’or dans les jeux olympiques et les championnats du monde d’athléstisme, depuis 2006, date à laquelle Ahizoune a présidé aux destinées de cette displine, l’hymne national du pays a cessé de retentir. Le seul palmarès notable est celui des scandales liés au dopage et des athlètes marocains qui s’enfuient pour briller sous d’autres bannières, à Bahreïn, au Qatar... Et pourtant… Ahizoune s’est présenté de nouveau en 2019 pour un quatrième mandat successif à la tête de la fédération d’athlétisme. Et il a gagné. A ce jeu-là, on peut dire que Ahizoune est le seul Marocain qui gagne à tous les coups en athlétisme.
Le modèle ahizounien, quel exemple à rebours pour la jeunesse marocaine! Tribalisme, management qui repose sur le confort du monopole et bloque l’innovation, tyrannie et faveurs pour faire taire les critiques, l’incompétence récompensée, la fossilisation de la fonction… Pour toutes ces raisons, et il y en a tant d’autres, messieurs-dames de la Commission spéciale sur le modèle de développement, de grâce, faites en sorte que de telles personnes soient mises à la retraite. Je vous soumets une première recommandation ardente, urgente, qui ne peut attendre la fin de vos travaux: débarrassez-nous d’Ahizoune et de ceux qui lui ressemblent! Nettoyez le pays de ce fléau qui gangrène le développement: l’ahizounisme.