Il nous arrive parfois des aventures incompréhensibles… enfin, quand je dis «aventures», ce ne sont le plus souvent que des incidents sans importance mais qui ont en commun ceci: on a beau se creuser la tête, on n’arrive pas à leur trouver un sens. On en reste tout retourné, on y pense sans cesse, on refait le film dans sa tête, tout cela sans commune mesure avec ce qui s’est vraiment passé.
Avant-hier, alors que je revenais de l’université, serein, en paix avec l’univers, j’entends soudain sur ma gauche un salam ‘aleikum hésitant. Je me retourne instinctivement et mon regard rencontre celui d’un gus planté à vingt pas sur le trottoir d’en face: c’est lui qui a salué à la cantonade. En fait, il voulait s’assurer qu’il avait affaire à un compatriote dans cette rue étroite du centre historique d’Amsterdam. Le voilà qui accourt me raconter sa vie.
«Je m’appelle Bouchta (en fait, je n’ai pas retenu son nom), je viens de Berkane, j’ai “brûlé” il y a deux semaines, j’ai traversé l’Espagne et la France, me voici en Hollande, aide-moi.» L’exposé a duré une minute, à moi de jouer ; c’est en tout cas ce que semblent me dire son regard et sa main tendue. Bon, il faut s’entraider entre humains. Je farfouille dans ma poche et j’en sors tout ce que j’ai: quatorze euros, que j’offre à l’ami Bouchta. C’est ma bonne action de la journée.
Je m’apprête à repartir en direction de mon home, sweet home mais le natif de Berkane ne l’entend pas de cette oreille.
L’argent prestement empoché, il me dit :- Donne-moi plus.Je lui explique que je lui ai remis tout le cash que j’avais sur moi. Bouchta ne s’en laisse pas conter:- Il y a un distributeur de billets au coin de la rue.
Là, quelque chose en moi se bloque. Je viens de m’apercevoir que l’homme ne m’a pas remercié. Je ne suis pourtant pas son tuteur légal, je n’ai aucune obligation envers lui. Donnons-lui une dernière chance:- Je viens de t'allonger l’équivalent de cent cinquante dirhams, Bouchta.
Vous croyez que, se rendant compte de son manque de politesse, il s’est confondu en choukranes et vœux de bienfaits divins s’abattant sur ma petite personne? Pas du tout. Sa réaction:- On ne va pas loin avec quatorze euros. Allons au distributeur de billets.
C’est là que je me suis énervé et que je l’ai planté sans façons sur le trottoir. Il aurait pu crier un merci tardif. Rien! Sur le chemin de la maison, l’incident n’a pas cessé de me faire cogiter. Suis-je tombé sur un compatriote particulièrement mal élevé? Ou est-ce moi qui ai mal agi? Le fait d’être tous deux ressortissants de l’Empire chérifien m’obligeait-il à faire plus, même en l’absence du moindre «merci»? Je n’ai toujours pas compris.