Quand vous perdez quelqu’un de proche, par l’âge et par un certain nombre de petites choses, la première chose que vous ressentez, au-delà de la surprise et du choc, qui sont classiques, et au-delà de la douleur, qui reste inévitable, c’est la peur. Vous avez soudain peur. Peur pour vous, pour votre monde. Vous sentez la mort de si près, comme un intrus qui s’invite chez vous et rode dans votre chambre…
Mon Dieu, et si j’étais le prochain sur la liste? Et si tout mon monde, mes repères, mes habitudes et tous ces petits riens, qui ont tellement de valeur, s’écroulaient demain? Tout votre être est suspendu à cette idée morbide, à cette peur égoïste…
J’adore Jamal Boushaba, mon voisin, confrère et congénère. Mon ami aussi. Quand je l’ai connu à ses débuts dans le métier, il y a une trentaine d’années, j’ai pourtant commencé par le trouver insupportable. Maniéré, gueulard, vantard, mauvaise langue, nombriliste, versatile, cyclothymique, pédant, prétentieux, trop joueur, effroyablement snob, complètement égoïste. En un mot: calamiteux!
Je le lui ai dit. «Et toi, me refroidit-il, tu t’es vu? Tu te prends pour un cadeau?».
Bien sûr, il avait d’autres défauts et d’autres tares, encore et encore. Ça lui tombait de partout. Normal, il ne les cachait pas mais les exhibait outrageusement, les surlignait, les caricaturait, comme un mauvais acteur, fardé et cabotin, et ne semblait avoir qu’une envie, quand il était en face de vous: vous irriter, vous mettre en colère, vous pousser à bout.
Heureusement qu’il écrivait bien! Tellement bien!
Jamal s’est créé un personnage et a fini par se confondre avec ce personnage, et il y avait toutes les raisons de le rejeter en bloc. Beaucoup l’ont fait, au moins épisodiquement, comme dans une mauvaise série où les uns et les autres s’aiment et se quittent à tour de rôle, épisodiquement, au point que tout devient ridicule et ressemble à un petit jeu au final.
Il était ingérable, intenable, instable aussi, mais surtout complètement vulnérable. Cette vulnérabilité qui transparaissait doucement à travers ses écrits, qui les bonifiait diablement, a fini par le rattraper et il a fini par la porter comme une seconde peau.
Jamal vieux, vieilli, terni, décrépi, s’accrochant à une canne pour marcher, incapable de se prendre en charge, plongé dans une solitude qui réduisait de jour en jour son espace vital et le cercle de ses fréquentations, ce Jamal-là, toujours taquin, devenait touchant, attendrissant, bouleversant même. Et il mettait tout ça dans ses mots, ses écrits.
Le confinement, il l’a dit, lui a scié les jambes. Il l’a envoyé dans les cordes. Je demandais de loin en loin après lui, en craignant à chaque fois le pire, et en espérant à chaque fois un miracle.
Ah! Je ne vous ai pas dit, mais vous le savez déjà. Jamal Boushaba était un merveilleux journaliste. De culture et d’humeur. Un esthète. Une plume incandescente mais précise, extrêmement précise. Ses écrits, surtout sur la fin, étaient finement ciselés, follement jouissifs, de vrais objets de collection. Il a même fini, dans un geste de grande classe, par publier un recueil de poésie quelques jours à peine avant sa mort. Parce qu’il est mort il y a quelques jours à peine. Sa mort m’a fait peur, très peur.
Salut Baba Jamal !