On dit que l’homme devient vieux quand il éprouve le besoin de revenir sur les événements ou les endroits qu’il a connus dans le passé. Cela nous donne une définition toute mathématique de la vieillesse, loin des lieux communs sur la peau qui se ride, les articulations qui coincent (grincent?) et les artères qui se bouchent. On est vieux quand la distance qui nous sépare du début est supérieure ou égale à celle qui nous sépare de la fin. Tout simplement!
Je me suis amusé, récemment, à «faire le vieux» en tentant de retrouver les endroits que j’ai connus dans cette merveilleuse ville qu’est Casablanca. Les immeubles, les terrains vagues, les écoles, les cinémas, les boulangeries, les impasses, les jardins, les plages. J’ai fait une sélection et je me suis dit: "Allons-y!".
La maison basse dans laquelle j’ai grandi a été démolie et remplacée par une résidence de luxe qu’il est interdit d’approcher à moins de dix mètres. L’école où l’on m’a appris la différence entre le bien et le mal a été fermée et on me dit qu’elle sert d’abri pour les sans-abri du quartier. Le terrain vague qui nous servait de terrain de foot a été transformé en parking pour les grands (gros?) taxis blancs que les Casablancais appellent "la vache folle". Le cinéma où j’ai pleuré comme une madeleine en regardant «Le Champion» est en instance de démolition depuis des années. Le petit jardin que l’on appelait le coin des amoureux existe toujours, mais les arbres n’ont plus feuilles et les bancs n’existent plus. Pour tout vous dire, le jardin de mon enfance ressemble aujourd’hui à un dépotoir. La plage où j’ai appris à nager comme un grand, et que l’on appelait Pepsi, a été fermée et annexée par un grand centre commercial. La boulangerie où j’ai appris à faire la queue et à dire bonjour, bonne journée et merci, a été remplacée par une salle de jeux, avec narguilé et tutti quanti.
Ah! Le msid, dans lequel j’ai passé une semaine avant de fuir comme un pestiféré, existe toujours. Cette école coranique est même le seul vestige encore visible, encore debout, pratiquement intact, de mon enfance.
Cette ballade nostalgique a été, pour ainsi dire, un désastre. Je suis déçu mais je ne suis pas surpris. Ce n’est pas seulement mes souvenirs qui sont détruits, mais tout le passé et toute la mémoire de cette ville qui est la mienne. Et qui est merveilleuse, malgré cet incroyable travail de sape qui s’acharne à la défigurer tous les jours.
C’est ça Casablanca, le nouveau Casablanca. Une gigantesque entreprise de travaux publics, un immense chantier (charnier ?) où l’on détruit, on casse, on rase, on enterre, on transforme, on déplace, mais tout, tout. Même les trottoirs, même les arbres, même les pancartes indiquant les noms de rue et les feux de signalisation. Chaque fois que le Conseil de la ville change de composition, chaque fois que le budget d’une commune est voté, les bulldozers passent et emportent tout sur leur passage.
Même les noms des rues et des avenues n’arrêtent pas d’être changés et rechangés, une fois, deux fois. Comme s’il y avait, quelque part dans l’inconscient casablancais et marocain, la volonté, le besoin maladif, de tout recommencer à zéro.