Si Kadhafi était encore de ce monde, il dirait, lui qui avait la manie de dénicher des racines arabes à tous les personnages mythiques: O Frankenstein? Mais bien sûr qu’il est arabe!
Dans les rues de Baghdad, les explosions, les attentats et les attaques surviennent tous les jours, pour ne pas dire toutes les heures. Les cadavres ou ce qu’il en reste, des membres humains, des lambeaux, des morceaux de peau, des touffes de cheveux, remplissent les rues d’une manière aussi certaine que les ordures ménagères.
Ce «festival» de la mort est tel que la proximité avec les cadavres et les restes humains devient banale et quotidienne. Ce n’est plus la mort mais la vie qui devient exceptionnelle.
Et Hadi, un demi-clochard, passe son temps (quand il ne boit pas de l’alcool bon marché) à ramasser ces morceaux de chair et ces bouts d’êtres humains. Après, il les nettoie, les recoud les uns aux autres et boit jusqu’à perdre connaissance. Un jour et contre toute attente, le vrai-faux être humain rapiécé de toutes parts finit par bouger le pied, la main, il respire et il parle: il vit!
Cet être qui est la somme de tous les cadavres, c’est Frankenstein. Il porte en lui une oreille chiite, un pied sunnite, un bras chrétien, un coude athée, peut-être aussi un oeil juif ou un poil américain, allez savoir. C’est un monstre. Il vit à Baghdad.
Au moment où l’Irak est envahi par les Américains, après la chute de Saddam, le monstre passe une année entière à semer la terreur parmi les habitants de la ville. Il tue comme il respire. Mais comme il est humain, il ne tue pas sans raison. Il tue pour rétablir la justice et venger les morts.
Le monstre tue les tueurs. Il venge ainsi les cadavres qui lui ont donné vie. Mais chaque fois qu’il venge ainsi une victime, il perd la partie de son corps qu’il lui doit. Pour le rapiécer de nouveau, son concepteur est obligé d’aller chercher de nouveaux cadavres…
Le monstre tue donc sans fin. C’est fou et c’est insensé, mais il est obligé de le faire pour se maintenir en vie.
Cette histoire macabre et terrible, Ahmed Saadawi en a fait un livre magnifique «Frankenstein à Baghdad» dont la traduction française est parue récemment (je recommande malgré tout la version originale, d’une grande puissance). L’écrivain irakien a détourné le Frankenstein créé par la littérature anglo-saxonne pour en faire un monstre déchiré, tragique, et arabe jusqu’au bout des orteils.
L’idée lui est venue lors de la visite d’une chambre froide à Baghdad. Un homme était là, cherchant vainement à identifier son frère mort dans un attentat. Que faire ? «Un infirmier lui a dit d’aller voir dans une autre salle... spécialement réservée aux membres et lambeaux de chair retrouvés, on lui a demandé ensuite de rassembler ce qu’il pourrait trouver pour en faire un cadavre entier», raconte l’écrivain cité par le magazine culturel «Les Inrockuptibles».
Le livre a obtenu les plus belles récompenses littéraires dans le monde arabe. Il voyage depuis plus de trois ans dans le monde entier. Il faut espérer que son auteur atterrisse un jour au Maroc. Il a tant de choses à nous dire…
Parce que le récit, qui pourrait bientôt être adapté au cinéma, est universel. En plus de porter une sensibilité arabe, ce qui est rare dans les témoignages et les récits qui nous parviennent de cette région du globe.
Au-delà de la chronique de la guerre civile et des petites gens (les chiffonniers, les journalistes, les policiers, les hôteliers, les spéculateurs, les fabulateurs, les charognards et les rapaces en tous genres), le livre de Saadawi nous offre une extraordinaire parabole de l’Irak et du monde arabe.
Ce monstre qui porte en lui toutes les blessures et les meurtrissures du passé ne vit plus que pour tuer. Il doit sa vie à la mort. Alors il tue sans fin, persuadé que c’est la seule manière de vivre.
On peut penser à Daech, cet autre monstre né dans la même période terrible que décrit le romancier. Mais on peut aussi penser à d’autres monstres dont regorge l’histoire du monde arabe et de l’humanité entière.
A lire et à partager.