Je n’arrivais pas à m’entendre avec la personne en face de moi. Elle ne comprenait pas ce que je disais et je ne comprenais pas ce qu’elle disait. Parler plus fort ne servait à rien. Alors nous avons fini par inventer un nouveau langage, en nous servant de nos doigts, de nos yeux, de nos têtes.
Poussés par notre volonté de communiquer et de nous comprendre, nous avons dû contourner le langage commun pour arriver à nos fins. En gardant nos masques. Nous avons fait une séance de mime. Comme dans un film burlesque, du temps du cinéma muet, où même les sourds pouvaient rire et applaudir.
En parlant de comique et de burlesque, j’ai assisté de loin à une bagarre de rue où l’un des bad boys, soudain, s’est retrouvé torse nu, mais sans abandonner complètement son masque, resté suspendu à l’une de ses oreilles. Il s’est saisi d’une grosse pierre et menaçait: «Celui qui s’approche, je lui fracasse le crâne!». Quand la police est arrivée, elle a menacé de coffrer tout le monde…pour non-respect du couvre-feu. Les bad boys ont évidemment protesté: «Chef, chef, il n’est pas si tard… Chef, chef, nous ne faisions que discuter entre amis».
La vie derrière les masques nous a plongés dans une réalité déformée, digne d’une dystopie. Mais c’est un travail continu, une marche forcée. Nous subissons un diktat (le masque, le couvre-feu, la peur) et nous nous adaptons. Nous nous déformons.
Nous voyons nos espaces d’évasion et de liberté (restaurants, cinémas, théâtres) se rétrécir de jour en jour et nous nous adaptons. Comment? En prenant d’assaut les derniers espaces ouverts. On verra bien quand il n’en restera plus aucun…
La fermeture des cinémas est d’ailleurs absurde. Pourquoi fermer un espace qui se remplit à moins de 10%, où la distanciation sociale n’a pas besoin d’être imposée? C’est absurde, mais on l’accepte quand même. On s’adapte, on fait comme si les films étaient faits pour être regardés à la télévision, chez soi, avec la télécommande (un autre diktat!) à la main.
Les théâtres sont fermés? On intégrera bientôt l’idée du théâtre en «streaming», numérisé et dématérialisé, des artistes se produisant chez eux pour un public cloitré chez lui. On se déformera, on s’adaptera. Et les subventions du ministre de la Culture auront au moins servi à quelque chose!
Dans ce monde étrange, la maison, le chez soi retrouvent une place centrale. On parle de télé travail, d’enseignement distanciel, on sort peu, on voyage moins, on se couche plus tôt, on ne se lave plus, on apprend à nous reconnaître par les yeux, les cheveux, le front. On apprend aussi à faire la queue et à attendre avant de monter dans le tram, le taxi, le bus.
Evidemment, le plus dur dans cette dystopie, c’est le recyclage, le sauve-qui-peut, ces distorsions sociales consenties pour éviter le chômage. Un ancien serveur de boîte de nuit, qui avait l’habitude de virevolter entre les tables et les pieds des danseurs, se recycle en caissier de supermarché. D’autres deviennent veilleurs de nuit, gardiens, vendeurs ambulants. Demain, ils seront mendiants.
Les métiers de la nuit sont les plus touchés. «Touchés» est un faible mot, ils sont littéralement terrassés. Même les prostituées se recyclent, se délocalisent, bradent leurs services ou travaillent le jour. D’ailleurs, y a-t-il encore une nuit? Y a-t-il encore, en dehors des urgenciers et des permanenciers, quelqu’un qui travaille la nuit, qui vit la nuit?