Beaucoup essayent de nous expliquer la violence qui s’empare de la société marocaine, et plus spécialement de la rue. Mais cette violence est plurielle et prend des expressions tellement diverses qu’il est difficile de lui trouver un fil conducteur.
Si elle avait une explication unique, claire et cohérente, il y a longtemps qu’elle serait circonscrite et contenue.
Nous sommes face à un phénomène transversal et multiforme, et on aurait tort de le considérer comme une simple émanation du Maroc d’en bas, celui des pauvres et des laissés pour compte. Je ne crois pas, non plus, à l’idée d’une manipulation imaginée par un Etat délibérément passif, qui prend sciemment le parti de laisser «les pauvres s’entretuer». Si l’Etat n’a pas le monopole de la violence, c’est qu’il lui arrive aussi de la subir, comme on le verra plus loin dans le texte.
A Kénitra, une vendeuse ambulante se donne la mort en s’immolant sur la voie publique. Le procédé n’est pas nouveau, mais il a pris une dimension exceptionnelle depuis le Tunisien Bouazizi, dont le suicide a servi d’étincelle aux révoltes arabes.
Nous avons plus généralement affaire à des violences dirigées contre des groupes de populations fragiles, vulnérables ou jugées déviants (les homosexuels lynchés à Fès ou Béni Mellal, les femmes en mini-jupe agressées à Inegzane, les voleurs tués dans un souk près de Midelt), contre des populations nouvelles, à l’implantation récente (les subsahariens régulièrement pris à partie, notamment dans le nord), etc.
La violence est aussi dirigée contre des personnes morales: cas des supporters de foot qui incendient régulièrement bus, trains, magasins, voitures et toutes formes d’installations publiques. Dans ce cas, nous parlons à tort de violence aveugle. Alors que cette violence est en réalité dirigée contre les représentations les plus immédiates et les plus proximales de l’autorité, voire de l’Etat, et de la société d’en haut.
En quelques mois à peine, nous avons eu un peu de tout. La violence facile, dirigée contre plus faible que soi. Mais aussi la violence «révolutionnaire», dirigée contre plus fort que soi (l’autorité, les puissants). La violence classique (biens publics, signes extérieurs de richesse). Sans oublier la violence exercée contre soi, essentiellement sacrificielle. Et la violence exercée contre la nouveauté, la différence, ou la déviance, et qui est un acte de défense, de préservation et de restauration morale.
Il ne faut pas exclure la violence verbale dont a été victime, sur un autre terrain, un film comme “Much Loved”, et qui a atteint un niveau extraordinaire. Cette violence-là, que l’on n’a pas fini de «bilanter», appartient probablement au genre réparateur et restaurateur moral. Mais elle n’est le fait ni des pauvres ni d’une classe sociale ou économique donnée.
Bien sûr, toutes ces violences ont été décuplées par la force des réseaux sociaux et par la célérité des moyens de communication. Ce qui n’enlève rien à leur importance réelle.
Bien sûr, toutes ces violences couvent des relents de racisme, de xénophobie, d’homophobie, etc. Elles emploient aussi, pour se légitimer, des éléments empruntés aux discours sur l’injustice sociale et à un certain discours moraliste, voire religieux. Ces violences s’appuient souvent sur l’effondrement de la barrière de la peur (de l’autorité, de la loi, des puissants) pour essayer de restaurer une autre barrière, celle de la morale, de la justice économique et sociale, et celle de la fierté personnelle.
Nous ne sommes pas forcément dans la violence post-moderne, totale et à première vue insensée, imaginée par un Anthony Burgess (“Orange mécanique”) pour le modèle des grandes sociétés de consommation. Nous sommes toujours dans l’agitation créée par la haine et le désordre annonciateur d’un nouvel ordre en gestation, mais dans un modèle plus proche de l’idée exprimée… par le poète Gilles Vigneault: «La violence, c’est un manque de vocabulaire!».
Une manière simple et poétique de rappeler que la violence pousse plus facilement dans les sociétés où le dialogue et la communication deviennent impossibles.