Puisque tous les partis sont au gouvernement, c’est au peuple de faire de l’opposition!

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ChroniqueTout le monde attend ma réponse: je regarde de biais le coiffeur, qui me connait depuis quarante ans au moins, et je dis: «Moi, je ne connais rien à la politique, pardonnez-moi!».

Le 08/04/2017 à 16h59

Les salons de coiffure sont comme tous les salons: de drôles d’endroits pour deviser sur le sort de l’humanité. La marocaine en particulier. Mon salon est populaire, il est chaleureux et continuellement animé, avec un petit réduit qui sert d’espace de prière, Al-Mountakhab et de très vieux Paris Match à moitié déchirés pour occuper les clients en attente.

De temps en temps, un homme rentre ou sort, toujours en parlant. Tout le monde prend ses aises et fait comme à la maison. A l’intérieur, ça parle de tout, vraiment tout, de l’état de forme du Barça et du Wydad, du printemps, des femmes (qui ne sont plus comme avant!), mais les phrases ne sont jamais terminées, on les commence et on oublie de les finir, ce qui compte c’est de parler, dire quelque chose, en essayant de faire rire les autres ou de récolter l’approbation de la majorité.

Une vraie halqa intra muros, où il est conseillé de soutenir la conversation pendant que les poils s’envolent dans l’air et que le bruit des séchoirs alourdit l’atmosphère.

Le thème du jour, vous l’avez deviné, est l’installation tant attendue du gouvernement El Othmani. Attention, c’est comme le plat du jour, on ne l’aborde qu’après une bonne mise en bouche. Un client qui se fait appeler Hajj, et qui vient de finir ses ablutions, lance les hostilités avant de disparaitre derrière le réduit: «Je vous le dis mes amis, la politique et l’opposition et tout ça c’est mort et c’est fini depuis Hassan II, Dieu ait son âme…Maintenant excusez-moi je dois faire mes prières, Dieu nous pardonne à tous!». Et c’était parti.

La conversation s’anime, fait du va et vient entre le sujet principal et les sujets connexes, avec des sorties de route complètement improbables: comme de conclure, à l’unanimité, que si la récolte agricole sera bonne c’est que Dieu a décidé, cette année, de bénir le Maroc... Ou que les grands acteurs américains sont des agents de la CIA!

Comme les commentaires sont libres, chacun trouve le moyen de dire n’importe quoi. Le coiffeur, qui s’occupe désormais de ma tête, modère le débat comme le ferait Mustapha Alaoui en son temps: avec humour et fermeté, mais sans l’air d’y toucher.

A un moment, le client le plus jeune, le seul qui a les yeux rivés sur son téléphone portable, lève la tête et dit: «Les islamistes feront de la figuration dans ce gouvernement, ce n’est pas maakoul». Il dit aussi qu’il ne sert à rien de voter et que dans la rue où il habite, tout le monde est d’accord avec lui.

Le hajj surgit du réduit et dit, philosophe: «Il fut un temps où on allait au commissariat pour une phrase comme ça, Dieu te pardonne mon fils, tu es trop jeune mais un jour tu comprendras». Il explique aussi que «la politique c’est ça, c'est-à-dire l’art de semer la zizanie et la fitna entre musulmans». Silence gêné. Le coiffeur sauve les meubles en détournant la conversation: «De toutes les façons, il n’y a pas d’islamiste, il n’y a que des bons et des mauvais musulmans».

S’ensuit une longue série d’échanges qui dérivent et tanguent, comme un bateau ivre, vers la démocratie («qui est une distraction inventée par l’Occident qui s’ennuie!»), la télévision («qui veut expliquer aux Marocains ce qu’est l’amour, Al Houb, quelle mascarade!»), l’inévitable comparaison entre Benkirane et El Othmani («qui ne peuvent pas s’accorder puisque l’un est Fassi et l’autre Soussi!»), etc.

Le jeune homme revient à la charge: «Puisque tous les partis sont au gouvernement, c’est au peuple de faire de l’opposition!». C’est la phrase du jour. Personne ne répond. Silence absolu, même les ciseaux se sont arrêtés de danser, un ange passe…

Le jeune homme me fixe à travers le miroir: «Et vous, monsieur, que pensez-vous de tout cela?». Tout le monde attend ma réponse. Je regarde de biais le coiffeur, qui me connait depuis quarante ans au moins, et je dis: «Moi, je ne connais rien à la politique, pardonnez-moi!».

Par Karim Boukhari
Le 08/04/2017 à 16h59