A 94 ans, Abderrahmane Youssoufi représente à lui seul toute la mémoire politique du Maroc. Son histoire est un condensé de tous les espoirs, mais aussi de toutes les déceptions, que ce beau pays a enfantés.
Cette histoire, il faut l’enseigner aux enfants d’aujourd’hui. Elle leur expliquera beaucoup de choses. Mais, avant de l’enseigner, il faut la connaître et la restituer dans tous ses recoins. Sans censure et sans fausse pudeur…
Youssoufi a tout connu. Les années d’enfance à Tanger, à l’époque cité internationale, et ville-prison pour les Marocains puisqu’il fallait traverser les frontières française et espagnole pour y accéder ou en sortir. Les années de lutte pour l’indépendance, quand les grandes villes s’embrasaient avec, d’un côté, une jeunesse ouvrière révoltée et, de l’autre, une nouvelle élite urbaine formée aux meilleures universités françaises.
Il a plongé ensuite dans ces folles années de la post-indépendance, où tous les espoirs étaient permis. Les coups bas aussi, les intrigues, les complots, les règlements de compte, les luttes fratricides, etc.
Ssi Abderrahmane, comme l’appellent respectueusement ses amis, a connu l’exil, long et difficile. Il a connu les condamnations à mort, les procès politiques. Il a vécu aussi la mort, l’un après l’autre, de ses compagnons de lutte et de ses amis politiques.
Quand, en 1998, Hassan II, pourtant son adversaire politique numéro un, le nomma à la tête du gouvernement de l’alternance, c’est tout le Maroc qui s’est enfin réveillé et remis à espérer. Et à rêver: de démocratie, égalité, justice sociale, etc.
Que reste-t-il de tous ces rêves, 20 ans après?
En parcourant les mémoires de Youssoufi, dont le premier volet (sur trois) vient de paraître, une interrogation me brûlait les lèvres et l’esprit: Youssoufi a-t-il tout dit? Des lecteurs avertis se poseront la même question. La réponse risque d’être non.
Youssoufi ne fait aucune révélation majeure. Il raconte ce que d’autres, avant lui, nous ont déjà raconté. Il élude les questions qui fâchent ou font tache (affaire Ben Barka, complots UNFP, lutte armée). Peut-être que d’autres de ses compagnons nous raconteront, un jour, d’autres escales dans la longue route de Ssi Abderrahmane. Il faut l’espérer.
Ce pays a besoin de transmission d’une génération à l’autre. Il y a encore trop de gaps, de pudeur ou de retenue. Comme si la peur de tout dire nous habitait encore. Et comme si nous n’avions pas confiance en l’avenir et en la solidité des liens qui unissent les composantes, au moins politiques, de ce pays.
C’est dommage parce que les nouvelles générations ont besoin d’examiner leur histoire. Même sa face sombre. Surtout sa face sombre. Parce que c’est cette face qu’on continue de leur cacher. A tort, évidemment.
Un des derniers témoins et acteurs majeurs de la «grande époque», a donc choisi de se confier, non pas à un journaliste – enquêteur, mais à un de ses amis politiques: Mbarek Bouderka. Nous sommes devant un exercice: Youssoufi raconté/recueilli par Bouderka. Les puristes et les lecteurs avertis auraient sans doute préféré un autre exercice: Youssoufi raconté (enfin !) par lui-même.
Bonne lecture quand même.