Mes grands-parents, en digne famille casablancaise, avaient leur troupe de chikhates attitrée. Les femmes étaient enfermées et leurs loisirs rares. Toutes les occasions étaient bonnes pour faire la fête entre elles.
Chikha Radia et sa troupe me fascinaient. Fillette, quand on me demandait ce que je voulais faire comme métier, je disais chikha, ce qui choquait ma famille. Je ne comprenais pas pourquoi, les chikhates égayaient nos moments de joie, alors que leur métier était méprisé. Les cérémonies n’étaient pas mixtes, juste des femmes entre elles qui s’éclataient, se libéraient, se déchaînaient loin des regards masculins.
Radia était une des rares chikhates violoniste. Les autres troupes étaient accompagnées par un homme au violon. Mais attention! Il devait impérativement être aveugle! Oui, pour ne pas zyeuter les femmes. Certains maîtres de famille refusaient de faire rentrer des chikhates à la maison, à cause de leur mauvaise réputation. Ils faisaient appel à jawke al3amiyne (orchestre des aveugles). Les musiciens qui portaient des lunettes étaient suspects. Le maître de maison s’assurait de leur cécité en faisant un mouvement brusque près de leurs yeux. Mais je suis sûre que de faux aveugles se sont bien rincés l’œil.
Les chikhates étaient des femmes libres quand les autres femmes étaient enfermées. Souvent d’origine rurale, elles ont fui ou ont été chassées par leur famille qu’elles ont «déshonorée». D’autres étaient acceptées par les leurs, qu’elles entretenaient.
Elles choquaient parce qu’elles circulaient librement, animaient des cérémonies masculines, arrosées ou non. Elles pouvaient fumer et boire, ou non. L’ambiance pouvait déraper ou non. Chanter face à des hommes était considéré comme de la débauche.
Si certaines étaient de mœurs légères, d’autres respectaient les valeurs. Mais elles ont été victimes de préjugés féroces: une chikha est une prostituée. Dans de nombreuses familles, leurs chants et même le mot chikha étaient hchouma.
Quand les femmes étaient cloîtrées et muselées, les chikhates élevaient leur voix hors du foyer, dans l’espace public. Elles divertissaient les familles, les moussems et tournaient de village en village, de douar en douar, colportaient les nouvelles et égayaient les populations contre des repas, des aliments ou quelques pièces d’argent.
Leur langage pouvait être cru et choquant. Lorsque les femmes se réunissent entre elles, elles font sauter tous les cadenas de la hchouma. Certaines chansons peuvent choquer les jeunes générations. Les femmes étaient brimées, frustrées. Entre elles, elles se défoulaient sans limites. Exemple de chansons: moule al barraka, besmalmal taytmalmal, houwa aj-ja ydir, wa chaybe… (intraduisibles !)
Mais le rôle des chikhates n’était pas juste de divertir. Les chikhates chantaient al ayta qui signifie cri, appel, sorte de complainte qui rappelle le blues. A travers al ayta, elles criaient haut et fort les vérités qui gênaient: injustice à l’égard des femmes, dictature et abus du pouvoir dont souffraient leurs tribus. Leurs chansons étaient le seul moyen de véhiculer l’information, à un moment où télévision, radio, journaux étaient rares.
Les chikhates ont alimenté la mémoire du Maroc et son histoire. Kharboucha, à la fin du XIXe siècle, a sacrifié sa vie en défiant l’autorité du Caïd Aïssa. Souvent, les chansons des chikhates sont anonymes. Mais Kharboucha a laissé un répertoire à elle, devenu une arme de résistance.
La ayta était un moyen d’exprimer sa colère, dénoncer les injustices et attiser le patriotisme. Sous le Protectorat, la France a déporté le Roi Mohammed V qui a refusé de signer son abdication. Elle a placé Ben Arafa comme roi (1953). Aussitôt, des chants improvisés circulaient dans tout le Royaume: Jabou lina Arafa, lihitou ki zarafa, ouallah manessini oula nakhrouje dini cha3bi baghini… (ils nous ont imposé Arafa, sa barbe est telle un balai, je jure de ne pas signer ou de quitter ma religion, mon peuple m’aime…)
Après la déportation de Mohammed V, les chikhates ont appelé à la révolte: khoutna ya lislame, hazzou bina la3ame, zidou binna lkaddame, lakhyabbate daba tazyane (frères Musulmans, hissez le drapeau, avancez, si la vie s’avilit, elle embellira à nouveau).
Ces chants populaires sont inspirés de la vie quotidienne et dénoncent des malaises sociétaux. Najat Atabou chante dzaouège magalha liya, halfa hatta nbali bih (il s’est remarié à mon insu, je jure de m’en charger), une dénonciation de la polygamie.
La ayta ou autres chants plus festifs forme un répertoire oral d’une grande richesse et contribue à la sauvegarde de notre histoire.
De trop nombreuses chikhates, sans couverture sociale, sans retraite, meurent ou vieillissent dans la solitude et la précarité, rejetées par leur famille.
Le XXe et XXIe siècle ont connu de grandes chikhates : Ghalia, Mouna, Aïda, Hammoumia, Fatna Bent Houceine, Zahhafa, Zahra El Fassia, Hadja Hlima, Hadda, Hamdaouia la diva, qui s’est produite à Paris à l’Olympia et au Zénith et qui nous a quittés il y a peu. Enfin, Raymonde, qui nous enchante encore… Mais on peut regretter le fait qu’il n’y ait pas de jeunes troupes de chikhates qui reprennent le flambeau, pour conserver cet art populaire.
Musiciennes, chanteuses, poétesses en prose, parfois danseuses, les chikhates ne sont pas reconnues comme des artistes.
Rendons hommage à toutes ces artistes qui ont constitué ce patrimoine immatériel, riche qui, aujourd’hui, inspire grandement les jeunes chanteurs. Un patrimoine qui mérite d’être reconnu, valorisé et étudié à l’université pour le décoder et le sauvegarder.