Mon premier contact avec les enfants de la rue l’a été en 2006 lors d’une enquête à Nador et à Bni Ansar*. Ils affluent de tout le Maroc, venant réaliser leur rêve d’émigration à la porte de Mellilia. Les plus jeunes ont 9 ans!
Certains ont fui la précarité de leur famille, la violence, la déscolarisation. D’autres ont été envoyés par leur famille. Mais l’accès à Mellilia, porte de l’Eldorado, reste infranchissable. Certains se glissent dans des camions et intègrent El Centro, centre d’hébergement espagnol, qui les prend en charge et les forme. Ensuite, ils peuvent aller en Espagne. La porte de l’Europe leur est ouverte.
Mais pas à tous. Des dizaines d’enfants plongent dans la déchéance. Le retour à la famille est impossible. Si l’enfant a fui, il craint les représailles familiales. Si sa famille a payé le voyage, il a honte d’y retourner en échec. Il rêve de traverser, de s’enrichir et de revenir glorieux dans sa famille.
Parmi eux, il y a très peu de filles. Ils vivent dans la rue, se clochardisent, se droguent, mendient… Des enfants de la rue. Comme ceux que l’on voit dans les rues de Casablanca.
Mais ceux de Nador et Bni Ansar ont une stratégie: émigrer. Les autres sont victimes du désespoir. D’autres sont nés dans la rue avec des parents eux-mêmes sans-abris. Un point commun à tous: aucune pièce d’identité.
En 2007, nous avons créé l’association Riad el Amal, à Casablanca, pour essayer de réinsérer ces damnés de la société. Ils nous ont beaucoup appris!
Selon l’Unicef, l’enfant de la rue dort durablement dans la rue. L’enfant dans la rue passe ses jours et ses soirées dans la rue, mais rentre dormir chez lui. Les enfants de la rue vivent dans et de la rue. Ils sont souvent en rupture totale avec leur famille.
Ce phénomène se développe partout dans le monde. Chez nous, on les appelle chmakrya (ceux qui inhalent) car ils se droguent au silicium, une colle vendue dans les drogueries. Ils nous écœurent, nous font pitié, nous effrayent… Ou nous laissent indifférents.
A Casablanca, au centre-ville, on les voit déambuler, titubant sous l’effet des drogues, déguenillés, en haillons, ébouriffés… La nuit, ils jonchent les trottoirs des quartiers huppés, à même le sol ou sur une feuille de carton, serrés les uns contre les autres pour se réchauffer mais aussi pour se protéger des vols, des viols et des agressions.
Ils vivent en bande pour faire face à la violence d’autres bandes. Ils sont la proie de toutes sortes de menace. Ils vivent de mendicité, de petits services dans les marchés. Ils volent pour manger et surtout pour acheter leurs drogues. Ils vendent les habits offerts par les associations. Sans drogues, impossible de supporter l’enfer de la rue.
J’entends souvent dire: pourquoi les autorités ne les ramènent pas chez eux? Nous sommes face à un phénomène très complexe; la réinsertion est très difficile, même dans les pays riches. La sortie à la rue est toujours motivée par la violence verbale et physique, par el hogra (l'injustice) par le père surtout s’il est addict à l’alcool et/ou aux drogues. Un frère peut violenter et surtout l’épouse du père, si la mère est décédée ou divorcée.
L’école est responsable: des enseignants violents intensifient el hogra. Souvent, lorsqu’on demande à l’enfant de se présenter avec son père, il a peur. Il s’absente, se réfugie dans la rue. L’école ne l’accepte plus. Un cercle vicieux. La peur lui fait fuir le foyer. Commence la dérive!
Il y a peu de filles. En 2017, à Casablanca, nous en avions répertorié 11%. La sortie de la rue des filles est motivée par la violence, voire par une grossesse. Nombreuses sont prises en charge par des associations.
Dans la rue, les filles intègrent les bandes. Elles ont souvent un partenaire régulier et parfois d’autres de passage. Le régulier protège du viol. Les grossesses ne sont pas rares et donnent des enfants sans identité, maudits dès la naissance.
De nombreuses associations soutiennent ces enfants, en collaboration avec les pouvoirs publics. Mais la pandémie a tout ralenti. Le confinement dans des espaces réduits et la misère a poussé de nombreux enfants à la rue.
Les tentatives de placer les enfants dans des centres fermés échouent car ils sont addicts aux drogues et on les leur interdit dès l’arrivée. Les éloigner du centre-ville est un échec car c’est là que la mendicité rapporte et non dans les quartiers périphériques.
Le respect d’un protocole adapté est indispensable. L’étude que nous avons effectuée, l’unique au Maroc et en Afrique**, propose un protocole de réinsertion qui doit commencer dans la rue en respectant des étapes. C’est le rôle du travailleur social qui doit être formé spécifiquement. Aucune réinsertion ne réussit par l’enfermement ou l’isolement.
Cela au niveau curatif.
Mais on peut agir à un niveau préventif. C’est le rôle de l’école qui doit avoir des travailleurs sociaux. Les enseignants doivent bannir la violence et être attentifs aux comportements de l’enfant. S’il change, s’il est triste, si son écriture change, ses notes baissent, s’il s’absente… Ces troubles doivent être signalés au travailleur social qui devrait écouter l’enfant et faire une enquête. Le problème peut venir des enseignants ou d’autres élèves.
Si le problème est familial, les parents peuvent être alertés, conseillés… Ce qui réduirait considérablement les abandons scolaires car l’enfant quitte d’abord l’école, avant de quitter sa famille. Si l’enfant est maltraité dans sa famille, le travailleur social doit en informer le Procureur du Roi qui entame une procédure dans l’intérêt supérieur de l’enfant.
Les pouvoirs publics, la société civile, les élus devraient s’unir davantage dans le cadre d’un programme global et intégré, mais avec la connaissance approfondie du phénomène et avec des intervenants spécialisés.
*Enfants de la Province de Nador et migration de mineurs non accompagnés, pour le Bureau technique de la Coopération Espagnole au Maroc, avec le Dr Chakib Guessous)
**Enfants en situation de rue. Sociologie et accompagnement à la réinsertion, collectif avec Chakib GUESSOUS (éd. MARSAM, 2019).