L’interdit qui visait à stopper l’idolâtrie est devenu obsolète. Il nous a privés de la transmission de la mémoire à travers les peintres et les sculpteurs. Mais nos artistes se sont bien rattrapés à partir de la moitié du XXe siècle. Sauf que la sculpture reste le parent pauvre de l’art.
Donc, n’importe quelle statue mérite d’être conservée, protégée, valorisée, exposée au public… Je vais vous en présenter une, très particulière, unique, méconnue... Délaissée!
La statue de feu Mohammed V, de Mohammed al Khamisse, emblème de l’indépendance du Maroc, celui qui a tenu tête aux colons français, celui qui a été déporté avec sa famille et pour lequel le peuple marocain s’est soulevé. Celui pour lequel s’est organisée la résistance armée…
Je vous livre l’histoire de cette statue. Ecoutons le témoignage de mon mari, le Dr Chakib Guessous. Ses parents habitaient le quartier des Orangers de Rabat, rue Pasteur. Juste en face d’eux, un atelier. Pas n’importe lequel, celui d’un grand artiste marocain, parmi les pionniers, dont les tableaux sont vendus à plus de 350 000 DH.
Un terrain entouré d’un mur et d’un portail. Une maisonnette construite de façon anarchique. Un jardin sauvage. La maison et l’atelier de Moulay Ahmed Drissi: «je me souviens que l’Ambassade d’Allemagne lui avait offert un tourne-disque qui faisait sa fierté. A longueur de journée, l’atelier diffusait la Ve symphonie de Beethoven à tout le quartier. Adolescent, j’étais émerveillé par le personnage qui venait souvent chez nous partager nos repas pour notre plaisir. Il était solitaire, mais organisait parfois des soirées qui brisaient la monotonie du quartier. Moulay Ahmed sculptait des personnages qui ornaient son jardin. Il en avait une dizaine. Un jour, je l’ai vu prendre une échelle et monter sur la dalle au-dessus du portail. Il s’est mis à fabriquer une armature métallique. Il nous annonça qu’il allait édifier la statue du Roi Mohammed V. J'avais été ébloui par son projet que j’avais suivi pendant au moins trois mois. Je voyais chaque jour naître un petit détail de ce qu’il appelait: «Mohammed Al Khamisse porté par son peuple». Une fois l’œuvre achevée, nous pouvions admirer, de la rue, la statue de ce Monarque porté par son peuple. Ce qui m’épatait le plus, c’était le tarbouche watani qu’il a toujours porté avec tant de grâce».
Cette statue, imposante, majestueuse, a attiré la curiosité et l’admiration des voisins et des passants. Elle a plus de 50 ans. Depuis, elle n’a jamais reçu officiellement aucun soin, aucune attention ni considération.
Je l’ai vue cette semaine, délaissée, recouverte de végétation et seul est visible le tarbouche watani de ce Monarque, qui semble résister à l’indifférence en gardant la tête haute et bien visible au-dessus du lierre qui lui couvre le corps.
Cette œuvre doit être valorisée d’abord parce qu’elle représente un Monarque qui fut aimé de tous, au point où quand il a été déporté, son peuple l’a vu sur la lune. Et même si cette statue représentait un illustre inconnu, elle doit être valorisée parce qu’elle sort des mains d’un grand artiste qui a enrichi notre culture. Le Dr Guessous continue: «un jour, Moulay Ahmed a disparu et l’atelier a été abandonné pendant longtemps. Ensuite, il a été occupé par un artiste peintre Hassan Farrouj, époux de la grande artiste Fatima Hassan, décédée en 2010».
Je n’arrive pas à le joindre pour avoir plus d’informations. Il s’est installé à Tinfou, près de Zagora et a dû changer de numéro de téléphone.
Mais qui est Moulay Ahmed Drissi?
Né en 1924, il est décédé à Rabat en 1973. Enfant rural, région de Marrakech, il a été ouvrier agricole, vendeur de fleurs, serveur dans un restaurant. Sa chance ? Il a rencontré des artistes peintres européens auxquels il a déconseillé le mélange de la couleur verte et brune. Questionné, il leur a confié qu’il peignait depuis qu’il était enfant, dans son village, avec des produits naturels. Il reçut d’eux tout le matériel pour peindre.
Commence alors son parcours d’artiste peintre. Sa rencontre avec un peintre suisse lui ouvre une voie nouvelle et le mène d’abord en Suisse, en 1948, pour sa première exposition qui sera suivie d’autres en Italie, Suède, Finlande, Norvège, Danemark, France.
Ses œuvres lyriques, dépourvues, épurées, sont de toute beauté. Des personnages, des animaux, des paysages dont lui-même disait: «à quoi bon peindre ce que tout le monde peut voir? Je voudrais peindre ce que je suis seul à voir, pour le faire partager aux autres».
Sauf que, malheureusement, sa statue n’est partagée avec personne!
J’ai découvert cette merveille il y a près de 40 ans. J’en ai parlé à des ministres de la Culture, des élus, des artistes, des hommes politiques… En insistant sur le fait que nous sommes complices de la destruction d’un objet d’art, représentant un sultan mythique, sorti des mains d’un grand artiste marocain du XXe siècle.
Alors pitié, sauvez la statue de Mohamed el Khamisse. Sauvez l’atelier de Moulay Ahmed Drissi, faites-en un musée. Et s’il vous plaît, organisez un bel hommage à cette statue et à son créateur, et n’oubliez pas de m’inviter pour que je me réjouisse de la sauvegarde de notre patrimoine culturel.