C'est peut-être naïf, certainement trop optimiste. Mais il faut croire, ou du moins espérer, que Hajar Raïssouni a déjà gagné son procès. La Justice, aujourd'hui plus indépendante que jamais, a toute latitude pour tempérer la désormais intolérable sévérité de certaines de nos lois.
Les faits sont têtus.
Etre forcée d'abandonner un enfant est une souffrance sans équivalent. Entre 800 et 1.000 de nos concitoyennes, sœurs, épouses, compagnes y passent tous les jours. Parfois, souvent, le plus souvent, dans la solitude la plus absolue et le silence le plus total.
Pour nos femmes, c'est un désastre. Et quand même leurs propres mères, les nôtres aussi, refusent d'écouter ou ne serait-ce qu'entendre, c'est la fin du monde. Tout le monde le sait bien, déjà, puisque peu ou prou, tout le monde est concerné. Mais tout le monde se tait. Mais à quoi bon, si ce n'est que pour fabriquer une bombe sociale de plus... Celle de trop.
Ne parlons pas de celles qui laissent leur enfant, une fois né, devant une mosquée, une maison de charité, une demeure familiale ou même un bordel. Dans tous les cas, la sentence est prononcée et une vie est condamnée d'avance. Ces femmes, que l'on préfère encore nier, auraient pu aimer et chérir leur progéniture. Mais elles ne le peuvent pas. Solidarité féminine, ce beau miracle d'Aïcha Ech-Chenna, ou S.O.S Village d'Enfants ont une parfaite maîtrise sur ce sujet. Mais ce n'est pas là le propos.
Revenons à notre cas. Et commençons par l'avortement dont Hajar Raïssouni s'est rendue «coupable». Abandonner est une souffrance, le décider est une torture. Et cela devrait suffire. Mais non, il y a aussi cette contrainte de passer par un cabinet clandestin, même si certains sont dotés d'un relatif «confort». La clandestinité, c'est le sentiment de culpabilité dans la pire de ses expressions. Et cela devrait, là encore, être suffisant. Mais encore faut-il pouvoir se regarder ensuite dans un miroir. Y affronter soi, avant de pouvoir affronter toute une société. Un chemin de croix.
Au Maroc, quand on en a les moyens, l'acte est plus ou moins tolérable et il se déroule dans de bonnes conditions. Après, il faut faire ce travail de remonter la pente, se trouver des justifications, assumer et avancer. Cela prend du temps, une énergie folle et nécessite une bonne dose de courage et d'espoir.
Le fait est que de tels événements se produisent, en grand nombre, sous de multiples et, bien souvent, abjectes formes. En général, celles qui en sont les victimes ne comprennent même pas ce qui leur arrive. Pour certaines, c'est un accident. Pour d'autres, c'est une catastrophe. La majorité des concernées sont de modestes origines, elles sont formatées à être crédules, sont gavées de séries télévisées et elles tombent, de leur plein gré ou non, sous le charme du premier venu. Elles se laissent faire, dans l'espoir d'un amour improbable et d'un avenir encore plus inenvisageable. Sans éducation (sexuelle, dites-vous?), avec aucune forme de confiance en soi et, c'est important, sans le sou, elles sont les proies faciles de la prédation de certains praticiens de la médecine, voire de charlatans. Au risque de leur vie. La vertu, elle, attendra.
Alors, bonjour les dégâts. Des femmes en meurent, ou deviennent stériles à vie, parce que mal soignées et mal, ou pas, accompagnées.
Tous ces drames sont-ils encore justifiés? Peut-on encore nier qu'au Maroc du XXIe siècle, on doit, et peut, garder sa chasteté jusqu'à l'âge du mariage, qui arrivera ou n'arrivera pas? Il y a certes les convictions de tout un chacun et chacun est libre de vivre en harmonie avec les siennes. Mais il y a aussi la nature humaine, et cette «chose» qu'on appelle l'instinct et le droit d’aimer. Peut-on encore nier ces réalités, et se nier soi-même au passage?
Hajar a gagné parce qu'elle nous aura fait arrêter de nous mentir. Elle aura vraiment gagné quand elle nous aura fait comprendre que la bigoterie est le plus gros des mensonges. Que nous existons en tant qu'individus, et société, et que nous sommes faillibles. Parfaitement imparfaits. Que l'erreur est humaine et que l'on peut se tromper. Que l'on peut corriger, avant qu'il ne soit trop tard. Que l'on peut aussi assumer qu'un acte aussi terrible que l'avortement peut aussi être, en définitive, salvateur.
Le pire, ce sont ces armées d'enfants mal assumés qui nous rappellent à l'ordre à chaque endroit où l'on se tourne dans nos espaces publics, barricadés que certains d’entre nous sont dans leur chaîne, Iqraa, leurs certitudes purificatrices ou encore dans leur imperméable bêtise bourgeoise.
Finissons sur cette évidence. La loi n'y fera rien et elle n'a qu'à s'y faire. Au Maroc, comme ailleurs et encore heureux, les gens s'aiment, se rencontrent, se font l'amour et se jouent du diktat qui prétend que cela ne peut se faire que dans le cadre strict du mariage. Malgré son ascendance, ses convictions personnelles affichées, son voile, Hajar nous en a apporté une réelle démonstration. Pour autant, nul n'a le droit de la juger et elle ne mérite pas ce qui lui arrive.
Hajar aura gagné quand nous aurons arrêté de nous mentir devant notre envie, singulière et collective, de vivre. Elle sera alors notre championne, au lieu d'être notre défouloir. Elle aura été rétablie dans sa dignité et son courage au lieu d'être jetée en pâture comme c’est le cas aujourd’hui.
C'est peut-être naïf et certainement trop optimiste. Mais il faut, et l'on peut, y croire.