Ben Toumert a tracé les contours de quelque chose, qui se voulait une conscience, en usant, au besoin, d’approximations.
Quelques siècles plus tard, le voilà croqué par la plume d’une femme qui ne lui fait pas de cadeaux.
Pourquoi lui en ferait-elle? Elle le brosse tel qu’en lui-même et non comme l’éternité a choisi de le figer.
Le voilà donc jeté, avec tous les égards qui lui sont dûs, dans l’arène... littéraire !
Le roman de Mouna Hachim le montre haranguant les uns et dictant aux autres comment il convient de se conduire. L’homme ne fait pas dans la dentelle et rarement dans la demi-mesure. Il décide, conspue, vilipende et ne rechigne pas, le cas échéant, à retoucher sa biographie pour se donner une origine qui pourrait l’affranchir de ce qu’il exige des autres. Il n’hésite pas à se dire... descendant du Prophète!
Nous savions que les politiques avaient des baguettes magiques pour rendre possible l’impensable et s’accorder tous les droits. Ben Toumert ne fait pas exception. Ce bretteur de premier ordre serait aujourd’hui un expert en com.
C’est un personnage complexe, rêvé pour un romancier, il n’est pas fait d’un seul tenant. Et il ne manque pas de reliefs.
Il y a de la lumière en lui et beaucoup d’ombres. L’homme est intelligent. Il est le siège de calculs très fins et de savantes astuces. Walter Scott ou Balzac ont manqué un personnage, qui aurait ajouté du piment à leurs œuvres. Imaginez un peu l’auteur du Colonel Chabert ou celui de Robin des Bois brossant Ben Toumert!
Mouna Hachim a relevé le défi. Elle s’y est attelée sans complexe. Et elle a eu raison. Dans son roman, on passe par de nombreux registres. Tout cela dans une langue où le rythme et l’action tiennent le haut du pavé.
Quelquefois, l’auteur emprunte à l’intime ou fait carrément une incursion dans un univers inattendu. Comme ici: «les chefs des renseignements se tenaient au premier plan, debout comme des colonnes, la mine austère, prêts à livrer leur rapport détaillé à l’empereur almoravide et commandeur des musulmans.
L’heure n’était pas aux obséquiosités interminables ni aux palabres inutiles. Il fallait se renseigner sans plus tarder sur cet homme».
Tout est précis. Rigoureusement précis. La romancière est remontée aux sources. Pour que rien jamais ne ternisse ou n’entrave la vérité historique, même si la littérature n’est pas un rapport de géomètre.
La littérature se joue de l’espace et du temps. Elle redéfinit les symboles et les signes. Elle permet, cela fait sa force, de faire des entorses aux récits consignés dans la conscience collective, elle s’offre une ellipse, un pas de côté... Elle se glisse dans l’âme des vivants et des morts. Revisite les lieux et redonne au temps sa juste cadence. Quand elle en suspend le vol, c’est pour en disséquer chaque seconde et mieux le donner à voir.
A des femmes et des hommes qui ont réellement existé, Mouna Hachim insuffle du mouvement ainsi que des idées, du désir et des rêves. Ali ibn Tachfine, mais aussi sa mère, Soura sa sœur et Mimouna sa cousine germaine.
Ali et les siens ne savent pas qu’ils sont en train de vivre la fin d’une époque. Ben Toumert revient d’un périple en Orient. Il veut en découdre avec les maîtres de l’heure et faire du passé table rase. Il casse les instruments de musique, invective les hommes qui ne sont pas voilés et tance les femmes qui ... montent à cheval! Il y a des libertés que ses yeux ne peuvent voir et qui le mettent dans tous ses états!
L’homme est persuadé que les planètes sont alignées et que son heure a sonné.
Il y a des batailles. Des couleurs. Des odeurs. Et cerise sur le gâteau, l’auteur n’a pas épargné les plaisirs qui font de la table marocaine un rendez-vous de saveurs choisies.
On mange et on boit. D’exquises recettes sont là pour nous rappeler que la gastronomie n’a pas attendu notre siècle pour déployer ses ressources, elle était déjà bien élaborée avant Ben Toumert.
Et on savait aimer aussi. L’histoire d’amour de Soura avec un officier chrétien est là pour le prouver d’éclatante façon. Cette idylle impossible donnera sûrement lieu à une suite pour nous en dire plus sur les amours enflammées de ces deux tourtereaux. Mimouna, la cousine et complice, ne s’en laisse pas conter. C’est une femme de tête. Elle fait face à Abdelmoumen et le regarde droit dans les yeux à un moment où tout le monde est prêt à ramper devant lui.
On retrouvera cette femme de tête dans une fin magnifique qu’on se gardera ici de déflorer.
Ce livre fera date pour deux raisons au moins. Parce qu’il ose mettre la plume là où il faut, sans complaisance ni concession, pour apporter un éclairage précis sur une période qui continue de nous concerner. Et parce que c’est la première fois que la littérature s’empare de cette façon d’un sujet crucial, et de manière aussi frontale, sans se cacher derrière son petit doigt.
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