Comment une bourgade isolée, portant une appellation humble, indiquant en langue amazighe, une hutte au toit conique, s’est-elle imposée sur le plan international et pour la postérité?
Telle est l’épopée d’Anoual, symbole de la lutte anticoloniale et dont ce mois de juillet marque le centenaire.
Côté historiographie espagnole, c’est le «desastre de Annual», la plus grande déroute de l'histoire de l'armée espagnole depuis probablement la guerre hispano-américaine (marquée par la perte de Cuba, Porto Rico et les Philippines), responsable d’une crise politique majeure qui entraînera en 1923 à Barcelone, le coup d’Etat du capitaine général de Catalogne, Miguel Primo de Rivera et l’instauration d’une dictature militaire.
Le journal El Liberal du 23 septembre 1921 (cité par l’anthropologue Abdelkader Mana) écrivait au sujet de la bataille: «On ne s’explique pas en Europe comment une armée de 24.000 hommes, avec son artillerie, ses aéroplanes et ses mitrailleuses, ait pu être maltraitée par une horde de montagnards. Le désastre d’Anoual a eu de telles conséquences, qu’on peut sans exagération aucune, le considérer comme un des événements les plus importants de l’histoire de l’Espagne de ces cinquante dernières années».
C’est loin d’être la première bataille dans une région marquée par une présence espagnole de longue date, représentée notamment par la citadelle de Melilia, occupée en 1497 par la Couronne de Castille et dont le périmètre fut étendu après le traité de Wad-Ras en 1863 dans le contexte de la guerre de Tétouan.
L’exacerbation des relations avait atteint son paroxysme avec l'expansion des fortifications sur le périmètre sacré du cimetière du saint adulé, Sidi Ouariach, allant jusqu’à utiliser (ou «profaner», affirment d’autres versions) l’eau de la fontaine du sanctuaire, débouchant en 1893 sur l’affrontement armé.
Il porte du côté marocain le nom du saint homme, alors que les Espagnols l’appellent «Guerre de Margallo», du nom du commandant général de Melilla, Juan Garcia Margallo, mort de plusieurs balles.
Il a fallu une lourde campagne militaire espagnole, assortie de bombardements navals et de négociations de paix avec le pouvoir central pour tenter de neutraliser la résistance qui se poursuivra sur d’autres fronts…
Un peu plus tard, dans un climat de pression accrue des puissances européennes, de conquête française des oasis sahariennes orientales, d’abus des protections étrangères, de marasme économique, d’emprunts extérieurs et tous les troubles sociaux et les révoltes populaires qui résultèrent de cette situation générale, apparût au nord du pays, sous le règne du sultan Moulay Abd-el-Aziz, un prétendant illuminé, Jilali ben Idris Zerhouni, plus connu sous le surnom de Rogui Bou-Hmara.
A la suite de sa négociation de l'exploitation des gisements de fer et de plomb pour le compte de compagnies espagnoles et françaises en contrepartie de moyens financiers et de munitions, les tribus rifaines coalisées prirent les armes avec à leur tête, Sidi Mohand Ameziane.
Entre autres retentissantes batailles contre les Espagnols figure celle qui s’est déroulée en juillet 1909, dans un ravin près de la hauteur de Beni Ensar, dite pour cela, «Ighzer nouchen» (le Ravin du loup).
L’embuscade fut dévastatrice dans ce terrain accidenté du massif du Gourougou, près du chantier de construction de la voie ferrée de la compagnie Las Minas del Rif, qui avait bénéficié de la part de Rogui Bou-Hmara, de la concession d’exploitation de la mine de fer du mont Ouiksan.
El Baranco del lobo. Lieu d’évocation tragique pour les Espagnols qui y ont perdu des dizaines d’hommes dont le général Guillermo Pintos et dont la mémoire populaire garde encore le douloureux souvenir.
Des hommes que les puissants, note-t-on récemment encore dans la presse espagnole, avaient décidé qu’ils devaient servir de chair à canon pour défendre leurs intérêts en Afrique. Une jeunesse espagnole soumise au recrutement forcé (dont étaient dispensés ceux qui pouvaient mettre 6.000 réaux sur la table) «sacrifiée par l'aristocratie politique et économique afin de perpétuer le vieux rêve colonial».
C’est loin d’être fini. Le pire pour l’Espagne se profilait: la Bataille d’Anoual.
Au sujet de cette dernière, le journaliste Alfonso Basallo vient de publier El prisionero de Annual, dédié aux quelques 500 captifs espagnols parmi lesquels figure son grand-père, le sergent d’infanterie Francisco Basallo.
Mêlant fiction narrative et histoire, il prouve l’impact de ce conflit sur les mémoires, se traduisant par la publication de plusieurs ouvrages, tels Historia secreta de Annual de l’historien Juan Pando, Morir en África de Luis Miguel de Francisco, El vuelo de los buitres (Le vol des vautours) de Jorge Reverte, nouvellement paru à titre posthume et qui présente l’avantage de donner aussi la parole à la partie marocaine…
Nous sommes en juillet 1921. Manuel Fernández Silvestre, tout à son désir d’expansion, s’aventure le long du rivage montagneux reliant Melilla dont il est le chef de la Commandancia Militar, à Al-Hoceïma, faisant fi des rapports dissuasifs des experts militaires.
Avec le gros de ses troupes, il campe à Anoual. C’était compter sans le soulèvement populaire des tribus du Rif sous le commandement de Mohamed ben Abdelkrim Khattabi, charismatique leader, fin stratège, précurseur de la guérilla, et qui ne tarde pas à s’imposer comme un symbole vivant pour les mouvements de libération, inspirant des révolutionnaires emblématiques de la stature de Hồ Chí Minh, Mao Zedong ou Ernesto che Guevara.
Le piton stratégique de Dhar Ubarran, à 5 km à l’est d’Anoual, où venaient d’être postés environ 250 militaires, est pris d’assaut le jour même, le 1er juin 1921, en un exploit de la résistance vanté encore dans les poèmes populaires épiques et Izran.
Vient Ighriben où stationnait une garnison de près de 800 militaires dont toutes les lignes de ravitaillement furent bloquées sous le déluge de feu des combattants rifains.
Du haut de son poste d’observation à Anoual, le général Silvestre assistait impuissant au siège et au supplice de ses hommes, contraints au terme de trois semaines de blocus, de boire l’urine de leurs chevaux avant le désastre final.
La réunion des officiers supérieurs espagnols imposa alors le repli sur Melilla où la débandade chaotique à travers les défilés étroits et escarpés, se fit sous les attaques, terrassant quelques 12.000 hommes et ravageant l’état-major avec la mort du colonel Gabriel Morales.
Il ne restait plus au général Silvestre qu’à confier ses décorations et ses insignes et à se tirer une balle dans la tête sous le poids de l’humiliante bérézina.
«Il n'y a donc jamais eu de bataille à Anoual, quoi qu'on en ait dit, témoigne Mohamed ben Abdelkrim Khattabi, puisque personne ne s'y est battu. Mais l'essentiel est bien que nous avions capturé un incroyable butin puisque nous nous emparâmes de 40 canons, de 25.000 fusils, 400 mitrailleuses, 5.000 revolvers, dix millions de cartouches et d'obus, d'un imposant matériel de transmission (…) Nous n'en sommes pas restés là.»
En effet, la guerre du Rif ne faisait que commencer, associant la France qui craignait la «contagion» vers le reste de ses colonies, se prolongeant durant cinq ans avec les conséquences et horreurs que l’on connait, dont le recours aux armes chimiques prohibées…
Depuis cette date, ici et là, tant de guerres ouvertes et de paix trompeuses, tant de sang versé et d’affrontements absurdes, sans que jamais ne meurent, les rêves de paix et de liberté.