De grands desseins servis par de petits prétextes, l’histoire militaire en compte légions à travers l’espace et le temps.
Pour rester juste dans nos contrées, il y a eu le coup d’éventail du bey d’Alger Hussein Pacha au consul de France Pierre Deval en 1827, conduisant au débarquement des troupes à Sidi Ferruch et à la prise d’Alger trois ans plus tard avec pour argument: la défense de l’honneur et de la dignité de la nation.
Cette fameuse anecdote du chasse-mouche est comparée par sa démesure à la «réaction belliciste» du général Leopoldo menant à la guerre de Tétouan avec pour motif officiel de laver l’affront.
Déclarée officiellement le 22 octobre 1859 par l’Espagne, qui la nomme «Guerra de África», elle a pour élément déclencheur des escarmouches de frontières près de Sebta entre civils rifains et militaires espagnols qui avaient construit en dur une borne frontalière (auparavant en bois) et gravé dessus leur écusson national.
L’incident isolé constituera un tournant dans l'histoire du Maroc avec les conséquences que l’on connait dont les destructions liées à la guerre et surtout les désastres insidieux accompagnant les aspects financiers du traité de paix.
Comme il est visiblement inavouable par les puissances de proclamer de but en blanc les visées réelles de leurs guerres, en clair la soif inextinguible de ressources, les ambitions géopolitiques et l’attrait de nouvelles conquêtes territoriales, la propagande fait feu de tout bois.
Cette fois, la cause alléguée correspond dans la forme à la logique absurde décrite par le célèbre adage marocain : «le minaret est tombé? Pendons le barbier!».
Voici les faits : le 19 mars 1907, le docteur Emile Mauchamp est assassiné en pleine rue par la foule près du dispensaire où il exerçait à Marrakech.
Présenté par les uns comme un praticien habile et désintéressé dévoué à ses malades, soupçonné par d’autres (sous instigation, dit-on, des intrigues de l’Allemagne) d’être un agent aux ordres, auteur du haut de sa «mission civilisatrice» d’un manuscrit détaillant les pratiques de sorcellerie «impures et dépravantes» des autochtones, il marque en tous les cas, par son assassinat, le destin du pays hôte dont il fut en quelque sorte le premier «expat».
L’opinion publique française révoltée réclame entre flots d’encre et contorsions oratoires, des sanctions proportionnelles.
Et c’est donc tout «naturellement», qu’en représailles, la ville d’Oujda située à quelques 850 kilomètres des lieux du crime, est occupée manu militari 8 jours plus tard.
Le Conseil des ministres français ayant voté à l’unanimité l’envoi d’une expédition, des éléments de la division d’Oran occupent Oujda le 27 mars sous les ordres du général Hubert Lyautey.
Celui-ci informe dans un télégramme: «Oujda occupé dix heures du matin sans incident et sans un coup de fusil...».
Si cette intervention est jugée «peu bruyante», un autre prétexte allait déclencher une autre attaque, autrement plus tonitruante.
Dans le fond, personne n’est dupe. Le plan stratégique d’occupation privilégiait la porte terrestre orientale, Oujda, et sa région peuplée par les intrépides Béni Iznassen; tandis qu’à l’ouest, c’était la porte maritime, Casablanca qui était visée, avec sa plaine centrale atlantique, fief des non moins tumultueuses tribus Chaouia.
Là, entre la présence dans le port de Casablanca d’agents français contrôlant les recettes douanières, le lancement d’intenses chantiers relatifs à l’aménagement du port et les conséquences dans les esprits de l’occupation d’Oujda, le mécontentement de la population était à son paroxysme.
La presse et la littérature coloniale dénient évidement aux Marocains tout sentiment national et véhiculent dans un exotisme de pacotille, des images de sauvages et de pilleurs fanatiques, choqués par un instrument de la civilisation et du progrès qu’était la locomotive Decauville chargée de transporter les pierres servant aux travaux du port
Sa taille, ses sifflements et ses vapeurs auraient ainsi préfiguré dans l’esprit des indigènes, la manifestation d’un génie, déchaînant leurs pulsions barbares.
Le fait réel est que le 29 juillet 1907, une délégation de tribus Chaouia se rendit auprès du gouverneur de Casablanca, Ssi Boubker Benbouzid pour exiger l’arrêt des travaux du port, la destruction du rail de chemin de fer qui profanait sur son passage le cimetière et périmètre de la Zaouïa du saint-patron de la ville Sidi Belyout, ainsi que l’expulsion des contrôleurs français de la dette.
Le lendemain, des incidents violents débouchent sur la mort de neuf ouvriers étrangers de la compagnie concessionnaire des travaux du port. L’occasion providentielle pour les barons du Parti colonial et pour l’armée de décider d’une «punition immédiate» au grand dam des parlementaires socialistes dans l’opposition, avec à leur tête Jean Jaurès.
Invitant l’Espagne à participer à cette expédition militaire pour lui donner un blanc-seing international, la force navale française envoie d’impressionnants bâtiments de guerre.
Sous le commandement de l’amiral Philibert, une armada de guerre s’avance vers Casablanca.
Au croiseur Le Galilée, s’ajoutent les navires de guerre, le Du-Chayla, puis le Gueydon, le Jeanne-d’Arc, le Condé, le Forbin... Avec à leurs côtés, la canonnière espagnole Alvaro De Bazan.
Dès l’aube du 5 août 1907, le bombardement de la ville commence, accompagné par le débarquement progressif des soldats qui n’épargnent ni civils, ni militaires marocains chargés de la protection des consulats.
Le quartier populaire Tnaker, situé près du port, paye le plus lourd tribut et reçoit des salves d’obus à la mélinite, alors que ses populations étaient encore plongées dans leur sommeil.
Les lieux saints ne sont pas épargnés, tels la Grande Mosquée ou le sanctuaire de Sidi Allal Qarouani.
Cherchant une protection de fortune, les habitants se dirigent vers le camp de Sour Jdid transformé en souricière, objet d’un carnage des populations entassées plus tard dans des fosses communes.
Les trois jours de pluies de bombes provenant de l’escadre, de carnages et de pillages exercés par les légionnaires au sol, transformèrent la paisible cité de 30.000 habitants en champ de ruines où nul endroit ne fut épargné, si ce n’est le quartier européen.
Le nombre des victimes oscille, selon les versions, entre 600 et 1.500 chez les auteurs français, à 2.000 et 3.000 dans les rapports allemands, tandis que des sources marocaines, appuyées par des témoignages européens attestent qu’il ne subsistait que quelques rares habitants, après le carnage et la fuite des survivants terrorisés.
Mais le bombardement n’était qu’une prémisse à l’occupation militaire de la ville et de sa région, cinq années avant la signature du Traité du Protectorat au terme d’une lourde campagne militaire appelée par euphémisme «pacification».
«Les prétextes, disait l’écrivain André Maurois n'ont jamais besoin d'être vraisemblables; autrement, ils seraient des raisons...»