Du phénicien à l’arabe

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ChroniqueIls se nommaient eux-mêmes «Cananéens», furent baptisés par les Grecs «Phéniciens»; alors que certains auteurs n’ont pas hésité à situer leur berceau initial sur les côtes de la mer Rouge... Quoi qu’il en soit, leur langue s’est imposée au Maghreb bien avant la conquête arabe, dans un syncrétisme saisissant…

Le 09/07/2022 à 11h02

On discrédite de plus en plus le récit selon lequel le gouverneur omeyyade d’origine berbère Tarik ibn Ziyad, ait pu prononcer son fameux discours en arabe devant ses soldats, majoritairement de même origine.

On affirme d’ailleurs que cette langue n’a pu faire ses premiers balbutiements au Maghreb qu’à partir de la conquête arabe.

A y regarder de près, les choses sont tout en nuances…

Il est un fait que le berbère reste la langue la plus anciennement parlée au Maghreb, ayant probablement existé à l’état homogène selon quelques chercheurs avant d’éclater en plusieurs idiomes; alors que d’autres spécialistes sont plus proches des théories d’Ibn Khaldoun, qui avait élaboré au XIVe siècle une classification des Berbères en trois principales branches, s’étant fondé en cela sur des travaux antérieurs.

Quoi qu’il en soit, à la prééminence logique de cette langue autochtone, se sont ajoutés d’autres apports civilisationnels.

C’est le cas avec les Phéniciens, Peuples de la Mer, maîtres d’Etats-cités dans ce qui correspond approximativement à l’actuel Liban. Vers l’an 1200 av. J.-C., ils marquèrent la scène historique, en édifiant un large réseau de comptoirs maritimes sur la Méditerranée et sur l’Atlantique.

D’origine sémitique, ils sont nommés par d’autres peuples et par eux-mêmes, Cananéens, tandis que leur territoire fut appelé en ce sens, Chna, notamment par l’historien grec Hécatée de Milet.

(Pour information, une étude ADN publiée par National Geographic en 2020 révélait que le patrimoine génétique des Cananéens était encore présent dans les civilisations arabes et juives.)

Plus tard, s’imposa le nom «phénicien», définissant en idiome grec, le phoĩnix, une couleur rouge éclatante. Il s’agit là, selon les versions, soit d’une référence à la précieuse teinture pourpre dont ils maîtrisaient l’industrie, soit à la couleur rouge de leur peau.

A ce stade, il est impossible de ne pas évoquer la théorie selon laquelle les Phéniciens seraient d’abord originaires des abords de la mer Rouge avant d'avoir regagné les côtes du Liban.

Ainsi Hérodote rappelle leur origine placée sur les côtes de ce qui était alors nommée la mer Erythrée.

«Il y a donc tout lien de croire, que le nom de Phéniciens, donné par les Grecs à un peuple venu des bords de la mer Rouge, et qui avait peut-être conservé dans sa dénomination quelque trace de cette origine, n'aura été que la traduction d'un ancien nom», écrit André-François Miot dans son Histoire d’Hérodote

Impossible aussi de ne pas penser aux récits arabes relatifs aux Himyarites, rois de Saba, qui formèrent un des derniers royaumes sud-arabiques à la brillante civilisation, ainsi que leur invasion du Maghreb -loin de faire l’unanimité des historiens- effectuée par le légendaire roi yéménite Ifriqos qui aurait laissé son nom à l’Ifriqiya.

Devant leur nom, à la couleur rouge de leurs étendards, selon l’historien Ibn-al-Athir, les Himyarites auraient laissé leur nom à al-Bahr al-Ahmar.

Je ne prendrais pas le raccourci d’une identification sans preuves formelles des Phéniciens aux Arabes. Mais il reste généralement admis que la langue employée par tous est liée par un tronc commun.

Un bref aperçu sur quelques toponymes pourrait à ce titre se révéler éclairant.

Exemple: le nom Anfa (actuelle Casablanca, dite dans les textes et portulans médiévaux Niffe, Anife, Anafa) serait dérivé d’anf, le nez, et, par là, un promontoire.

Toujours dans cette assimilation entre morphologies humaine et géographique chère aux anciens, la ville de Melilia est nommée Russadirum par Ptolémée dans une appellation dérivée du phénicien, attestée sur des pièces de monnaie. C’est rs dr qu’on peut lire avec vocalisation Ras ad-dir, désignant dans sa première tranche, la tête. Par analogie: le cap.

Le radical rs se trouve d’ailleurs dans plusieurs toponymes maghrébins comme Ruspina, l'actuelle Monastir en Tunisie, avec la même signification.

Par ailleurs, parmi les plus anciens comptoirs phéniciens sur l’Atlantique se trouve Lixus (Larache), de son nom phénicien Maqom Shemesh («Place du soleil»).

Pour cette raison, la ville est mentionnée dans les sources arabes médiévales sous le nom de Tuchummus, alors que les habitants nomment «la colline qui abrite les ruines», Choummich.

Les héritiers directs des Phéniciens sont les Carthaginois depuis que la légendaire reine Didon a fondé vers 814 av. J.-C. sur la côte de l’actuelle Tunisie, la ville de Carthage.

Un nom dont l’étymologie phénicienne est Qart-Hadat («La Ville Nouvelle», une sorte de New York de son époque!)

La prospérité des Carthaginois, liée au commerce maritime, leur a permis de former une brillante civilisation, fruit d’une hybridation certaine entre la culture amazighe africaine et l’apport phénicien oriental, dans un syncrétisme interpellant.

Taddart est en ce sens un nom berbère définissant selon les régions, une maison, une pièce, un hameau, un village (synonyme de douar)… Et dans lequel il faudrait sans doute envisager une origine commune avec l’arabe dar.

Dans cet ordre d’idées, la racine punique gdr, désigne le mur ou l'enclos et se retrouve dans le nom de la ville espagnole de Cadix, appelée Gadira par ses fondateurs phéniciens, ainsi que dans les mots arabe jidar (mur) et berbères ajdir et agadir avec des variations de sens.

De même, l’afrag (probablement de la racine sémitique frg, dans le sens de «séparer») désigne en berbère,un enclos, une clôture, une haie ceignant un verger, une bergerie, une cour, une tente ou un campement royal.

Amegdoul, toponyme présent dans l’Atlas, par abréviation Megdoul, est proche du migdol de la toponymie phénicienne, employé dans la Torah, comme il était présent dans la langue ougaritique et en akkadien, indiquant un lieu fortifié. 

De là découlerait Mogador, dont le nom actuel, Essaouira, en serait une parfaite traduction, dans le sens de «celle qui est entourée d’un mur», «sour» (et non comme le veut l’étymologie populaire, «celle qui est bien dessinée»).

L’intérêt pour les toponymes n’occulte pas l’évocation de l’importance du punique dans la rédaction des épitaphes tombales, des inscriptions votives, des textes administratifs, des légendes monétaires dans des villes qui battent monnaie comme Tamuda, Lixus ou Rusadir... Avec, parfois, l’existence de textes bilingues punico-libyques.

Cette importance avait donc gagné l’écriture à tel point que même l’alphabet libyco-berbère dont l’origine serait endogène pour certains chercheurs (phénicienne pour d’autres, comme pour l’alphabet grec ou araméen et leurs descendants), porte le nom de Tifinagh. Soit, selon certaines théories, de Tafniqt, «la Phénicienne».

Auprès de la langue libyque (ancêtre du berbère actuel) et de la langue grecque, s’était donc imposé le punique, qui ne tarda pas à prendre une envergure dépassant le cadre commercial, se diffusant dans toutes les régions sous influence punique, auprès du latin jusqu’à l’arrivée des Arabes.

Arnobe et Saint-Augustin avaient bien témoigné du fait que les paysans africains parlaient le punique; tandis que le grammairien Priscien évoquait le punique comme langue vivante.

Ce qui expliquerait d’après quelques auteurs, tel Ernest Renan, la facilité d’adoption de l’arabe familier, avec ce fond linguistique commun.

Rien n’empêche même d’imaginer le développement, dès les époques antiques et le long des siècles, d’une langue composite, propice aux échanges, mêlant berbère, punique, grec, romain, arabe etc., aboutissant à l’ancêtre de notre darija.

Par Mouna Hachim
Le 09/07/2022 à 11h02