Femmes savantes et «Étudiants» incultes

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ChroniqueS’il est convenu d’invoquer le droit international pour marquer la dérive des Talibans dans leur interdiction des écoles secondaires aux jeunes filles, il me semble judicieux de dire à quel point ils sont en violation, des principes de l’islam aussi…

Le 02/04/2022 à 12h04

Cela faisait longtemps que je n’avais pas autant pleuré devant un écran de télévision jusqu’à la vue de ces Afghanes anéanties, en sanglots au journal d’infos, car exclues des écoles secondaires tout juste 24 heures après l’annonce de leur réadmission.

Les Talibans, qui nous ont habitué à toutes les atteintes, même à leurs engagements, viennent de cracher sur leur propre appellation, désignant les étudiants, littéralement, «aspirants», entendu, au savoir.

Quel savoir est-ce, celui qui discrimine une partie fondamentale de la société?

S’il est convenu d’invoquer le droit international pour marquer la dérive des Talibans, il me semble judicieux de dire à quel point ils sont en violation aussi, des principes de l’islam dont ils se revendiquent pourtant.

Depuis quand en effet la question du savoir s’y pose-t-elle en termes de genre? Ont-ils une idée du degré de rayonnement des femmes, dès les premiers siècles de l’islam, même dans des registres considérés comme réservés?

Pour des raisons évidentes de proximité, les épouses du Prophète étaient connues pour leur mémorisation de la Révélation et pour leur possession de parchemins, contribuant à la mise par écrit du texte coranique au sein d’un même livre.

Hafsa écrivait de sa main les textes appris et assuma un rôle de référence lors de la compilation effectuée par le calife Abou-Bakr à la suite de la mort d’un grand nombre de récitateurs pendant les guerres d’apostasie.

Son père, le 2ème calife Omar, lui légua la copie du recueil complet compilé qu’elle remit ensuite au 3ème calife Othman pour servir au codex maître, appelé «Al-Mushaf Al-Imâm».

Même en matière de recension des Hadiths, le rôle des femmes fut déterminant.

Les ouvrages de référence rédigés par les compilateurs Al-Boukhari, Muslim, Ibn Majah et bien d’autres... contiennent plus de 2.500 Hadiths rapportés par des femmes.

Parmi elles, Aïcha occupe un rang non négligeable comme dépositaire de la tradition par sa transmission d’un nombre important de Hadiths et comme interprète, consultée sur différentes questions notamment d’ordre juridique.

Dans son dictionnaire biographique, «Al-Issâba fî tamyîz al-Sahâba», le juriste Ibn ‘Hajar qui a grandi en Egypte aux XIVe-XVe siècle, a consacré la 5e partie de son ouvrage aux femmes, livrant ainsi la biographie de plus de 1.500, rangées parmi celles qui ont côtoyé le Prophète et prêté serment d'allégeance dont plusieurs lettrées. 

Pendant le règne des Califes, dits «Bien Guidés», qui avaient pour mission de fixer le dogme; puis durant le règne des Omeyyades, continuèrent à se signaler plusieurs noms féminins dans le domaine des sciences religieuses.

Citons à ce titre Oum Dardâ, considérée comme la référence dans les sciences du hadith, supérieure en cela à ses homologues masculins, versée aussi en jurisprudence qu’elle enseignait dans les mosquées de Damas et de Jérusalem où on dit que le calife Abdelmalik ibn Marwane assistait à ses cours publics dispensés aux hommes et aux femmes.

Fait étonnant: les chroniques biographiques rapportent qu’elle priait dans le rang des hommes.

Sous le règne abbasside, se distinguent entre autres noms: Sayyida Nafissa, née à La Mecque, formée à Médine où elle assistait au cours de l’imam Malik. Après son mariage, elle s’établit en Egypte où elle eut des disciples du rang d’Ibn Hanbal ou de l’Imam Chafiî, alors au sommet de sa science.

Karima Al-Marwaziya est décrite pour sa part comme une spécialiste incontournable du Recueil d’Al-Boukhari qu’elle enseignait à la mosquée sacrée de la Mecque; ce qui lui valait l’appellation de «Musnida de l'enceinte sacrée».

Comment ne pas évoquer aussi, au XIe-XIIe siècle, Chouhda, fille d’Al-Ibri qui était une éminente traditionnaliste, écrivain et calligraphe, née à Bagdad, originaire du Kurdistan iranien! Parmi les disciples qui consultaient son cercle académique: Ibn al-Jawzi et Ibn-Qudama Al-Maqdissi, grands théologiens de l’école juridique hanbalite.

Au XIIe siècle, Fatima bint Mohamed est présentée dans les ouvrages biographiques comme la «Cheikha savante» et la «Musnida d’Ispahan».

Pendant l’époque marquée par les conflits entre Mamelouks et Mongols, s’illustre entre autres noms, Zaynab Al-Harrâniyah, érudite de Damas et enseignante avec comme disciple, le jurisconsulte de l’école hanbalite, Ibn Taymiya dont l’image est souvent associée au rigorisme.

Le long des siècles, les différents lettrés n’ont pas hésité à joindre aux biographies de célébrités, plusieurs portraits de femmes savantes.

Tel est le cas de l’historien cairote du XVe siècle, Sakhawy qui en a répertorié plus de mille ou dans le livre consacré à l’histoire de Bagdad, écrit par Al-Khatîb Al-Baghdâdî au XIe siècle.

Lui-même avait été formé par des femmes qu’il mentionne au même titre que d’autres théologiens et brillants esprits de la stature du Cordouan Ibn Hazm, du Cairote Ibn Hajar, du Damasquin Ibn ‘Asaker ou du Tangérois Ibn Battuta...

En plus des sciences religieuses, les femmes n’ont pas manqué de se distinguer dans d’autres disciplines artistiques, littéraires ou scientifiques.

Dans son «Mo’jab» consacré à l’histoire de l’Occident musulman, l’historien Al-Mourrakouchi des XIIe-XIIIe siècles, citant Ibn Fayyad, rapporte que dans un seul quartier de Cordoue, excellaient 170 femmes expertes dans la calligraphe coufique, laquelle calligraphie, au-delà de son aspect esthétique et ornemental, contribue à la diffusion du livre avant la naissance de l’imprimerie.

Plusieurs femmes ont brillé par ailleurs dans le monde des belles lettres et de la poésie. Il suffit d’évoquer ces salons littéraires, depuis celui tenu par Soukayna, petite-fille de Ali à Médine qui a rassemblé des lettrés et des poètes tels Jarir ou Al-Farazdaq; jusqu’à Cordoue au XIe siècle avec le salon littéraire de Wallada dans une liberté de ton qui étonnerait de nos jours.

Durant la période mamelouk, continuent à s’illustrer des femmes de la trempe de Aïcha Al-Ba’ouniya, auteur d’ouvrages juridiques, littéraires et de poèmes mystiques.

Ajoutons à ces femmes, les édificatrices de mosquées et d’universités, à commencer par Fatima Al-Fihriya, fondatrice en 863 à Fès, de la mosquée Qarawiyine, faisant office d’université quatre siècles avant l’édification de la Sorbonne.

Qu’en est-il des sciences exactes? Pour le cas de l’exercice de la médecine, des noms féminins ont retenti dans cet art de guérir qui fut domestique, puis étendu à la sphère publique, notamment sur le terrain des batailles et ce, dès les premiers combats livrés en islam.

Une des plus notoires est Roufayda al-Aslamiya, considérée comme la première femme chirurgien de l'islam dont l’expérience médicale avait été mise au service de la création des premières unités de soins mobiles tout en assurant la direction de groupes d’infirmières volontaires.

Même si leurs noms sont moins abondamment cités que leurs homologues masculins, on les retrouve cependant dans les activités liées à la pratique médicale notamment avec Zaynab de la tribu des Ben Aud, qui s’est illustrée pendant le règne omeyyade et qui exerçait dans le domaine de l’ophtalmologie, soignant hommes et femmes comme cela ressort dans l’ouvrage d’Al-Ispahani.

Le persan Ibn-Sina mentionne de son côté, dans son fameux Canon de la médecine, la présence de gynécologues-obstétriciennes.

Au XIIe siècle, sous le règne des Almohades, sont citées deux femmes médecins de la famille d’Abou-Bakr Ibn Zuhr (le fameux Avenzoar des sources chrétiennes).

Dans le registre de l’astronomie cette fois, Al-‘Ijliya, surnommée Al-Astrolabiya, était connue pour sa maîtrise de la fabrication de l’astrolabe et pour son travail au service de l'émir abbasside d'Alep, Sayf al-Dawla.

Vers la même période, au Xe siècle, s’illustra dans le domaine des mathématiques Soutayta al-Maḫamili. Native de Bagdad, elle aurait excellé comme mufti, traditionnaliste et comme mathématicienne, versée en arithmétique et en équations liées aux affaires de succession, consultée en ce sens par les tribunaux de Bagdad...

Un survol succinct pour dire l’épanouissement du génie féminin, reflet des libertés sociales et du rayonnement d’une civilisation à un moment donné de son histoire, en butte aujourd’hui aussi bien aux dérives répressives extrémistes qu’aux stéréotypes et projections caricaturales.

Par Mouna Hachim
Le 02/04/2022 à 12h04