L’énigmatique destin de Tariq ibn Ziyad

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ChroniqueDans la vie comme au cinéma, le destin de Tariq ibn Ziyad nous interpelle encore. Si les récits se focalisent sur son expédition héroïque à Gibraltar, qu’en est-il de l’étrange fin qu’il connut en Orient?

Le 16/04/2022 à 11h59

Non, produire un film historique ne coûte pas forcément plus cher que n’importe quelle autre production cinématographique dans n’importe quel autre registre.

Nous avons encore intacts des kasbahs, des médinas, des palais, des riads… Tout l’artisanat.

Nous portons en toutes sortes de festivités des costumes traditionnels qui ressembleraient, avec quelques légers ajustements, à ceux d’hier.

Nous avons des historiens, des réalisateurs, des scénaristes, un Fonds de soutien pour la promotion de la production cinématographique…

Et surtout, nous avons une civilisation millénaire qui pourrait inspirer l’éclosion de récits, exploitant tout le potentiel dramatique et épique, mettant en avant des personnalités iconiques, déployant des fresques vivantes, sans pour autant tomber dans des plaidoyers idéologiques ou dans des œuvres de propagande.

Il suffit d’y mettre de la volonté, de la créativité, de l’audace pour sortir de ces indéboulonnables zones de confort.

Regardons juste le succès des séries historiques turques à la manière d’un «Ertugrul», d’un «Kuruluş, Osman» ou d’un «Payitaht, Abdülhamid»! A quel point ce cinéma a un impact inattendu sur le tourisme et s’impose comme un instrument efficace de «soft power»!

Pour notre part, la diffusion de la série arabe polémique «Fath al-Andalus» (dont les droits de diffusion ont été achetés par la chaîne publique nationale Al Aoula), nous rappelle à quel point nous sommes réduits au stade de spectateurs passifs, dessaisis de notre histoire qui est déformée à souhait -au même titre que la géographie!-, s’agitant en critiques a posteriori, incapables d’imposer notre vision à travers nos propres productions qui disent qui nous sommes et où nous aspirons à aller, qui clament nos hauts faits mais aussi les pages moins glorieuses, sans aucun complexe.

A ce propos, il est de bon ton, comme c’est le cas pour cette série diffusée actuellement dans plusieurs pays arabes, de se gargariser pompeusement des conquêtes et des victoires d’un lointain passé hissé à un rang légendaire.

Or, il est important d’embrasser tout autant les dimensions moins valorisantes et d’en tirer les enseignements qui s’imposent.

Le sort réservé à Tariq ibn Ziyad et à Moussa ibn Noussair préfigure en ce sens, et à lui seul, le destin de toute Al-Andalus...

Nous savons tous qu’en 711, Tariq ibn Ziyad, commandant amazighe (né d’un père musulman du groupe Nefza) opérant au sein de l’armée omeyyade de Moussa ibn Noussair, avait accompli avec succès, à partir de Tanger, son expédition à la tête d’environ 7.000 hommes auxquels s’ajoutera un renfort de 5.000 autres, majoritairement berbères.

Il est secondé par l’émir Yulyan, rifain christianisé du groupe Ghomara, gouverneur de Sebta et de Tanger. Ce dernier aurait apporté son soutien pour se venger de Rodéric, roi wisigoth d'Hispanie et de Septimanie (qui aurait selon la légende déshonoré sa fille Florinda à Tolède), appuyé par les fils du roi wizigoth prédécent, Wittiza, détrôné.

Parmi les facteurs facilitant la conquête musulmane mis en avant par les historiens: la répression religieuse et fiscale frappant les populations vulnérables et la persécution des juifs par les Wisigoths depuis la conversion de leur roi Reccared au christianisme romain, faisant espérer, avec les nouveaux arrivants, une délivrance.

Près de deux ans plus tard, toute la péninsule était sous prépondérance musulmane, dite «arabe», au risque de l’enfermer ethniquement quand les Maghrébins ont formé l’essentiel de l’armée et la fine fleur de la cavalerie.

Après avoir assuré le contrôle du détroit qui porte depuis son nom, Tariq prend Séville, Tolède (capitale des Wisigoths) Cordoue (à travers l’officier Mughit al-Rumi, ayant divisé son armée en trois colonnes)…

Le général omeyyade et gouverneur de l’Ifriqiya Moussa ibn Noussair ne compte pas rester à l’écart de tant de gloires.

Il franchit le détroit avec 18.000 hommes et poursuit la conquête en empruntant d’autres chemins.

Les récits font état de réprimandes à l’encontre de son lieutenant Tariq pour désobéissance à ses ordres, par jalousie de ses fulgurants succès et, dit-on aussi, pour des velléités de s’approprier l’honneur des trouvailles de précieuses pièces du butin dont une mystérieuse table en or sertie de joyaux attribuée au règne de Salomon saisie d’un lieu de culte à Tolède et qui figurerait elle-même dans le butin du Temple de Jérusalem.

Quoi qu’il en soit, le mouvement de conquête n’en était pas arrêté pour autant avec la prise de l’Aragon, de la Castille ou de la Catalogne... Jusqu’au franchissement des Pyrénées et l’annexion de Narbonne.

La marche des deux hommes fut toutefois interrompue par la convocation à Damas par le calife omeyyade, al-Walid, tombé gravement malade alors qu’ils se trouvaient sur le chemin du retour.

Là, dans la capitale omeyyade, Moussa tombé en disgrâce, aurait goûté les affres de la prison.

En plus d’un détournement des prises de guerre, il lui serait reproché ses liens avec le grand gouverneur Hajjaj ben Youssef Taqafi qui avait soutenu la succession du fils d’al-Walid plutôt que celle du frère, Sulaymane, proclamé en fin de compte septième calife omeyyade.

Quant à Tariq, il aurait fini ses jours dans l’anonymat total depuis son arrivée à Damas.

Les uns parlent d’un éloignement ascétique des affaires du monde.

D’autres n’hésitent pas écrire qu’il aurait été vu à la fin de ses jours demandant l’aumône pour assurer sa subsistance devant une mosquée de Damas.

Les plus hardis pour leur part avancent que depuis son audience au palais, il n’aurait jamais quitté (du moins, en vie) la forteresse impériale, victime de la purge effectuée par le nouveau calife omeyyade qui avait visé d’autres grands chefs militaires de la stature de Qutayba ibn Muslim al-Bahili, gouverneur de la province de Khorassan et qui était arrivé jusqu’aux frontières de la Chine.

Difficile de trancher en l’absence de preuves formelles.

En tout état de cause, ce fut paradoxalement une bien mystérieuse fin en Orient pour celui qui avait débarqué en héros à Gibraltar. Autant dire que cela tranche autant avec l’éclat de ses victoires qu’avec les récits qui s’en accaparent l’héritage symbolique sans en assumer pleinement le revers de la médaille.

P.S. Dans la chronique de la semaine précédente, il fut question de la Bataille d’Al-Asnam, qui n’a aucun lien avec la localité d’Al-Asman dans le Chlef. C’est plutôt identifié au site de Henchir es-Snam, bel et bien situé près de Kairouan.

Par Mouna Hachim
Le 16/04/2022 à 11h59