Il y a 200 ans, le sultan Moulay Abd-Rahmane décidait de restaurer celle qui est devenue la ville d’El-Jadida, de son nom initial autochtone, Mazighen, altéré en Mazagan ou Mazagão par les Européens.
Appelée aussi El-Brîja (le Fortin), elle est surnommée El-Mahdouma (la Ruinée) depuis sa destruction par les Portugais, qui la quittèrent contraints et forcés en 1769 et entamèrent, de là, une extraordinaire odyssée vers l’Amazonie où ils fondèrent près de l’embouchure du grand fleuve, Nova Mazagão, en souvenir de la cité perdue.
Mais c’est à une autre odyssée que je pense ici, moins mise en avant dans les récits: celle d’armées de volontaires qui ont déferlé dans la région dans le but suprême de sa libération, depuis le Haouz de Marrakech, le Souss ou les confins du Sahara.
Nous savons tous que le site de Mazagan avait été occupé par les Portugais dès 1502, dans la mouvance de la Reconquista, pendant la période de fragilisation des pouvoirs mérinide et ouattasside.
Avec la libération d’Agadir par les Saâdiens en 1541, les Portugais, confinés dans l’insécurité de leurs fortifications, évacuèrent spontanément Safi et Azemmour pour ne garder sur le littoral océanien marocain que Mazagan.
Ils procédèrent alors à l’agrandissement de la place, dotée de tours, ainsi que d’une fabuleuse citerne assurant l’approvisionnement en eau et la protection des réserves intra-muros.
Dès lors, Mazagan prit l’allure de grande cité fortifiée, peuplée quasi-exclusivement de Portugais, entourée en 1542 de solides remparts de 14 mètres de hauteur, flanqués de 5 bastions.
Nous ne nous attarderons pas sur les expéditions officielles dirigées contre la place lusitanienne, commencées avec les Saâdiens (telle la tentative de 1547 dans laquelle le gouverneur Luis de Lureiro avait perdu son fils; ou celle de 1562, qui avait vu 64 jours de siège, à la tête d’une armée composée de 120 000 fantassins et 17 000 cavaliers, pourvus d’un armement sophistiqué incluant 20 pièces d’artillerie), soldées en 1769 par la libération de la place par le sultan alaouite Sidi Mohamed ben Abd-Allah.
Un autre éclairage des plus significatifs concerne la mobilisation spontanée de tribus, de mystiques et de volontaires accourus de toutes parts à l’appel de la guerre sainte.
C’est que l’expansion militaire portugaise était teintée de coloration religieuse avec la volonté assumée de diffuser le christianisme malgré la convoitise envers les ressources bel et bien matérielles. Dans ce contexte, la riposte armée ne pouvait se concevoir sans stimulation mystique, conduite par les confréries religieuses au nom du jihad.
«Quand la guerre est dirigée par les marabouts, il faut la redouter encore bien davantage», lit-on dans «Un document portugais sur la place de Mazagan au début du XVIIe siècle».
Il va sans dire que Doukkala et la région limitrophe formèrent l’avant-garde.
Ce fut le cas dès la première heure avec les Aït Amghar, fondateurs de l’une des premières confréries du Maroc et d’un ensemble de zaouïas à travers le pays depuis le ribat maritime de Tin n’Fitr (sur l’emplacement de l’actuelle localité de Moulay Abd-Allah), détruit durant l’occupation et ses habitants déportés.
Cette sorte de monastère militaire, érigé en rayonnant foyer intellectuel, avait reçu des disciples de la stature du cheikh Soulaymane Jazouli qui s’y établit durant 14 ans, recevant son enseignement chadilite de la part de Moulay Abd-Allah Amghar, avant de fonder son mouvement politico-religieux, centré sur l’organisation de la résistance contre l’occupation chrétienne qui faisait rage.
Que dire des Qouacem d’Oulad Frej, dépeints pour leurs exploits guerriers doublés d’élan mystique!
Une personnalité de renom qui leur est rattaché est le mystique et chef guerrier Sidi Ismaïl, qui pouvait, d’après certains récits, rassembler jusqu’à mille hommes.
Son mentor n’était autre que le très populaire Sidi Mhammed al-Ayyachi, fameux chef des moujahidine, né dans le Gharb, installé à Salé puis à partir de 1604 chez les Oulad Bouâziz à Doukkala où il enregistra des faits d’armes notables contre les Portugais d’Azemmour et de Mazagan, avant de retourner dans la cité du Bouregreg, base de ses expéditions contre les occupants de Mahdiya, de Larache et de Tanger.
De toute évidence, ici et là, la mobilisation dépassait le cadre régional pour prendre l’allure d’un mouvement national.
Illustration avec les Oulad Sidi Messaoud, issus d’Ida ou-Gnidif dans le Souss, établis pour certaines de leurs branches à Doukkala.
Prenant une part active à la guerre de libération, ils ont pour personnalité adulée, Sidi Abd-Allah ben Messaoud, surnommé el-Fekkak (une appellation désignant la personne chargée de la libération et du rachat des captifs).
Il fut inhumé au milieu du XVIIe siècle près de la coupole de Moulay Bouchaïb; tandis que la zaouia de ses descendants, portant son nom, est toujours connue dans la commune de Sebt Saïs.
C’est le cas aussi pour les Ghnimiyine, que la tradition fait venir de Seguia al-Hamra au XVIe siècle en la personne de leur ancêtre Hassan ben Rehhou.
Etabli à Abda, il fonda la zaouïa-mère familiale avant que ses descendants ne s’illustrent dans la plaine de la Chaouia.
Là, précisément à Settat, tout le monde connait ne serait-ce que de nom, Sidi Taher el-Ghenimi, dit dans les milieux populaires Sidi Loughlimi, pieux lettré, mort probablement en 1780, dépeint comme combattant ayant participé aux opérations visant à libérer El-Brija.
Dans la foulée de cette effervescence mystico-guerrière consécutive à l’occupation chrétienne, étaient montés aussi depuis le Grand Sud, les Mdadha, branche de Aït Bousbaâ qui nomadisaient initialement d’Agadir à Tiris Gharbiya au Sahara.
Leur ancêtre Mohamed ben Youssef, surnommé Kanoun avait quitté au XVIe siècle la région de Marrakech où les Aït Bousbaâ formaient une importante fraction, pour s’installer à Abda où il fonda une zaouïa vouée à la guerre sainte.
Ses descendants jouirent d’une belle renommée en tant que guerriers consacrés par ailleurs à l’étude et à l’enseignement.
Parmi eux, le cavalier Ahmed ben Radi Kanouni qui s’était distingué lors du siège d’El-Brija et dirigeait en même temps une célèbre école.
Toujours des Aït Bousbaâ sahariens, issus de la lignée de l’ascète du XVIe siècle, Sidi Azzouz qui est inhumé à Gueltat-Zemmour près de Boujdour, s’impose son homonyme Azzouz ben Rehhal.
Arrivé en ces lieux pour apporter sa pierre à l’édifice, il fut inhumé sur la côte, à Tamra en pays Abda, tout près du tombeau de son frère, le non moins ascète et moujahid, Abd-Rahmane, plus connu sous le surnom de Moul-Bergui (l’homme à l’alezan).
De cette même grande tribu des Aït Bou-Sbâa provient Sidi Abd-Allah ben Sassi Azzouzi, fondateur d’une zaouia sur la rive gauche d’Oued Tensift, dont les principales vocations étaient la diffusion de l’enseignement et l’incitation à la guerre sainte en alliance avec les Saâdiens.
Ses ramifications furent importantes dans le Souss et à Doukkala où Abd-Allah ben Sassi était partie prenante dans les batailles contre l’occupation portugaise.
L’histoire retient qu’il connut la prison dans les geôles d’El-Brija pour n’être libéré, auprès de deux autres coreligionnaires, qu’après le versement par le sultan saâdien Ahmed Laârej d’une rançon de 22.000 ducats.
Bref, un seul livre ne serait pas suffisant pour explorer l’ensemble des liens tissés aux quatre coins du pays autour d’un combat commun, ainsi que le rôle effectué par ces sortes de «moines-soldats», souvent méconnus, parfois mal jugés, notamment sous le poids de doctrines extrêmes, dans un déni de leur apport à notre culture et à notre histoire.