«Ils sont arrivés les chevaux des Aounate, les cavaliers des Oulad Frej; les Ja’idane sur leurs étalons et les Qwassem, maîtres d’oiseaux libres et nobles faucons…»
C’est à peu près en ces termes que narrait en chansons la légendaire Fatna Bent Lhoucine, native de Sidi Bennour à Doukkala, les étapes du pèlerinage au Moussem de Moulay Abd-Allah, qui se déroule chaque été dans cette même vaste région.
Le Moussem en question vient d’être placé au cœur d’un appel officiel à l’Unesco, émis par le comité d’organisation de l’événement, en vue de l’inscrire sur la liste représentative du patrimoine culturel de l’humanité.
Quoi de plus normal pour une manifestation grandiose, considérée comme la première du genre au Maroc, célébrée depuis des centaines d’années, drainant chaque été dans la mixité sociale et générationnelle près de deux millions de visiteurs, rassemblant environ 3600 cavaliers et plus d’une centaine de troupes de tbourida, appelées «sorbas»!
Sans oublier les autres festivités liées, allant des activités religieuses aux soirées artistiques, en passant par l’art de la halqa et autres précieuses traditions.
L’occasion de soutenir une représentation moins élitiste de la culture et de donner leurs lettres de noblesse à des pratiques populaires porteuses de richesses inestimables tant sur le plan patrimonial que touristique ou économique dans le sens de levier de développement des régions.
Il est tout de même incroyable de réaliser qu’une telle célébration a pu se maintenir depuis plusieurs siècles contre vents et marées.
Là, sur les rives de l’Atlantique, un hommage est ainsi rendu de génération en génération, aux pères fondateurs que sont les Aït Amghar, édificateurs d’une des premières confréries du Maroc à la fin du Xe siècle, engagée d’abord dans l’enseignement et dans la lutte contre les sectes hétérodoxes.
Adeptes de l’orthodoxie sunnite malékite, les Amghar furent rayonnants en effet par leur mysticisme et par leur érudition. Ils fournirent en ce sens des générations successives de saints hommes et d’éminents docteurs en sciences religieuses, au point que les auteurs anciens, tel Ibn Qunfudh, les rangeaient parmi les plus grandes familles du Maroc dont les membres héritaient de la vertu, comme d’autres hériteraient de la fortune.
Cette épopée familiale commence avec l’ancêtre, l’ascète Ismaïl, surnommé Amghar (en amazighe, le chef, qu’il soit politique doté de pouvoir exécutif, nommé en cela par une assemblée des anciens ou spirituel; si ce n’est les deux à la fois).
Ismaïl Amghar serait donc le premier à s’installer au milieu d’une tribu sanhajienne de Doukkala, au bord de l’océan, en un lieu dit, Tît (Source).
Les documents historiques retiennent ses liens au prince ifrénide Tamim ibn Ziri et leurs combats communs contre les «hérétiques» Berghouata de la Chaouia et nord de Doukkala.
Par ailleurs, dans son ouvrage «Bahjat an-nâdirîne», Abd-al-’Adime Zemmouri rapporte que l’Almoravide Ali ben Tachfine aurait demandé conseil au cheikh de Tît, au moment de construire les remparts de Marrakech et reçut de son argent privé accompagné de sa bénédiction.
De la filiation des Aït Amghar est issu justement le grand savant et mystique Abou-Abd-Allah Amghar al-Kebir.
Il est le fondateur au XIIe siècle à Tît d’un ribat maritime, sorte de monastère fortifié, connu aujourd’hui sous le nom de Moulay Abd-Allah, transformé en capitale provinciale au rôle politique et économique attesté et en centre religieux fréquenté de toutes parts à travers les siècles par des savants de renom.
Citons à ce titre Moulay Bouchaïb, Sidi Bel-Abbès Sebti, Abou Mohamed Salih Majiri et, plus tard, le fameux Soulaymane Jazouli qui s’y était établi pendant quatorze années pour y recevoir son enseignement chadilite avec comme maître spirituel, le savant Abd-Allah Amghar Seghir, initié lui-même au chadilisme par Sidi Saïd Retnani Regragui, formé à son tour par l’imam et ascète Abd-Rahmane Ou-Ilyas Retnani considéré comme le réintroducteur du chadilisme au Maroc lors de son séjour de près de vingt ans en Orient.
Dans ce contexte de féroce offensive ibère contre les côtes méditerranéennes et atlantiques, les Aït Amghar se lancèrent dans le combat dans la mouvance de la jazouliya, restauratrice de la chadiliya avec pour mots d’ordre: la guerre sainte contre l’occupation chrétienne.
Mais en 1508, la ville voisine d’Azemmour tombait sous la coupe des Portugais, commandés par le duc Jaime de Bragance, neveu de Manuel le Fortuné, à l’aide de 500 caravelles, 2000 cavaliers et 13.000 fantassins, précipitant la capitulation de Tît cinq années plus tard.
Cette vicissitude de l’histoire provoqua la destruction et la déportation de ses habitants dans la région de Fès près d’Oued Nja par le sultan ouattasside Mohamed, surnommé al-Bourtoughali («le Portugais», pour avoir séjourné dans les prisons portugaises).
Les Amghar ne firent alors que prolonger davantage leurs ramifications et leurs enseignements vers d’autres régions, notamment à Bzou chez les Ntifa où se trouve le sanctuaire de Moulay Saïd Amghar et celui de son père Moulay Hssein.
A Tamesloht, dans les environs de Marrakech, s’illustre par ailleurs la zaouïa fondée par Sidi Abd-Allah ben Hssein, «L’homme aux 366 sciences», disciple d’al-Ghazouani et maître lui-même de Sidi Mhammed ben Raïssoun illustre comme un des héros de la bataille d’Oued al-Makhazine.
Sans oublier les traces marquantes des Amghar à Fès, à Safi, à Afoughal, à Assoul ou à Kik, village plus connu depuis sous le nom de Moulay Brahim du nom d’Ibrahim ben Ahmed Mghari, surnommé «Tayr Jbel» («l’Oiseau de la montagne») après avoir quitté son Tamesloht suite à un différend avec le sultan Moulay Zidane pour s’établir un peu plus loin chez les Sektana où il fonda sa fameuse zaouïa.
Pour dire, au-delà du berceau initial des Aït Amghar à Doukkala, la solide chaîne nouée à travers le Royaume formant une immense toile rassemblant par des liens innombrables, des plus évidents aux plus imperceptibles…