«Moi, je ne considère pas Molière comme un écrivain uniquement français. Il est méditerranéen», avait déclaré un jour Tayeb Saddiki.
Le très Parisien sieur Jean-Baptiste Poquelin, dont le nom de scène, Molière, forme la fameuse expression désignant la langue française dans sa globalité, a produit une œuvre universelle, la plus jouée aux quatre coins du globe, résonnant encore tout en modernité. «Les anciens, monsieur, sont les anciens, et nous sommes les gens de maintenant». Voilà qui est dit!
Il ne nous appartient pas de commenter ici l’incompréhensible rejet de la demande de sa panthéonisation par l'Elysée, coïncidant avec son 400e anniversaire le 15 janvier.
Plus intéressant de notre point de vue et moins polémique, la contribution de Molière à la naissance du théâtre moderne dans le monde arabe, ainsi que le vaste champ d’expérimentation qu’il offre hier comme aujourd’hui.
Trois premiers noms s’imposent dès l’époque du mouvement de la Nahda, dont «l’un des symptômes de cette Renaissance fut la création du théâtre arabe contemporain», selon les mots du professeur Jacob Landau dans ses Études sur le théâtre et le cinéma arabes.
En 1847, dans ce Proche-Orient en pleine ébullition intellectuelle, le Libanais Marun al-Naqqash joue dans sa maison à Beyrouth, Al-Bakhīl (une adaptation libre de L’Avare), considérée comme le point de départ de la tradition arabe moderne de représentation théâtrale textuelle.
Forcément importée, voire imposée, en rupture avec les formes d'expression théâtrale connues jusqu’alors, elle est jugée parfois de la manière la plus sévère par des dramaturges postérieurs pour être qualifiée de «faux-départ».
Critiques anticipées dans le discours inaugural de Marun al-Naqqash: «quant à moi, je vais de l’avant, supportant les critiques… Pour vous présenter un théâtre de qualité: de l’or européen coulé dans un moule arabe».
Les deux autres précurseurs viennent du pays des pharaons dans un effort d’égyptianisation de pièces européennes associé à l’émergence du sentiment national.
Il s’agit de Yaqub Sannu, surnommé le «Molière de l'Égypte», fondateur d’une troupe de théâtre au Caire en 1870 et de Muhammad Uthman Jalal, réputé pour ses traductions et adaptations en dialecte égyptien d’auteurs comme La Fontaine, Racine ou Molière, avec entre autres personnages de renom, intégrés au cadre local, Tartuffe, devenu en 1874 «Cheikh al-Matlouf».
Au Maroc, notre monument à nous est Tayeb Sadikki qui réussit à conjuguer les formes vivantes de l’expression dramatique de notre patrimoine et les techniques européennes de différentes traditions.
Sa fascination pour Molière lui fit mettre en scène plusieurs de ses œuvres en les transposant au contexte marocain, tandis que «la première pièce théâtrale marocaine éditée et publiée fut L’Avare que deux jeunes hommes de théâtre, Mehdi Al-Mniaï et Mohamed Twimi, traduisirent en arabe classique», rappelle le professeur Omar Fertat.
Raillant un chef confrérique et proche collaborateur des Français, Al Mounâfiq d’Al-Mniaï, adaptation de Tartuffe, fut interdite par la Résidence pour sa «dissidence intellectuelle» et pour l'activisme des «jeunes trublions des médinas».
Impossible à ce stade de ne pas penser au sort de Mohammed al-Qurri, lui aussi membre éminent de l’association des anciens élèves du Collège Moulay Driss à Fès, auteur de pièces nationalistes, fondateur d’une première troupe en 1923 et dont l’engagement politique et la verve nationaliste via notamment l’expression théâtrale conduira à l’internement par les autorités coloniales dans une prison à Guelmima où il périra sous la torture en 1937.
«Au Maroc aussi, tu as été persécuté par les propres compatriotes. Ceux de la pacification française qui ont osé, oui osé te mettre à l'index et jeter l'interdit sur l'adaptation de ton scandaleux Tartuffe! Tartuffe interdit!», dira Tayeb Saddiki dans Le Dîner de gala.
En 1955, celui-ci avait traduit et monté sur scène, Le Médecin Volant, puis La Jalousie du barbouillé, toujours de Molière; en 1956, Les Fourberies de Scapin (sous le titre Amayel Jha); en 1961, Mahjouba, d’après L’Ecole des femmes…
Sans oublier la pièce écrite en 1994 en langue française: Molière ou Pour l’amour de l’humanité dans laquelle il rend un vibrant hommage à son «vieil ami».
Pour expliquer la longévité du succès du «patron» de la Comédie-française, à la fois dramaturge, comédien, chef de troupe et travailleur chevronné, on évoque en premier lieu sa puissance comique.
C’est lui qui avait dit: «c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens».
Mais il y a aussi sans doute la mise en scène d’un ensemble de comportements qui traversent le temps, touchant à la nature humaine dans toute sa complexité: hypocrisie, avarice, crédulité, imposture, perversité, abus d’autorité… produisant des archétypes atemporels à travers une vision aiguisée.
C’est dire que sous des dehors de satire et de mimiques grossières, le rire n’est pas si innocent. Il offre un vaste potentiel pour une critique politico-sociale acerbe, pour la dénonciation de la bêtise et de l’oppression.
A travers une langue vivante éloignée des constructions stylées et des alexandrins, il porte des aspirations au changement transposables en tous lieux et en tous temps.
C’est pour cela que Molière semble plus actuel que jamais.
S’il est arrivé dans certains pays dans les bagages coloniaux en tant que représentant emblématique de la culture dominante, il ne tarda pas, après une phase de défiance des populations, à être pleinement réapproprié pour son irrévérence et pour sa subversion, offrant des voies multiples d’émancipation.
Dans son berceau, bien que soutenu en son temps par Louis XIV, il avait réussi à s’aliéner des aristocrates, des bourgeois vaniteux, des faux-dévots, des médecins si brocardés avec leurs purges, leurs saignées, leurs ostentatoires prétentions et leurs mots latins…
Rejeté hier par une partie de la société, il est aujourd’hui adulé, mais visiblement pas assez pour entrer au Panthéon, nourrissant une polémique politicienne qui l’aurait fait rire en cette période de commémoration: «c'est trop de grâce que vous me faites. Il est bon de pacifier et d'adoucir toujours les choses».