Le titre de cette chronique? Il est emprunté au philosophe néerlandais, Baruch Spinoza, d’origine sépharade portugaise (1632-1677). Un cartésien avec son livre fondamental «Le Traité théologico-politique». Il est célèbre pour ses réflexions politiques sur l'Etat, importantes plus de trois siècles plus tard. L'une des questions cruciales qu'il aborde est celle-ci: l’Etat peut-il réconcilier le maintien de la liberté et l'exigence de sécurité?
Une interrogation de principe toujours à l’ordre du jour, au Maroc et ailleurs. Dans le Royaume, il convient de relever que l’appareil sécuritaire n'évacue pas cette problématique: loin s'en faut. Et la politique de communication mise en œuvre depuis plus d'une quinzaine d'années témoigne bien d'une prise de conscience, de la nécessité d’une information transparente et de la volonté de rendre compte à l'adresse de l'opinion publique. L’on vient d'en avoir une illustration ces jours-ci à peine avec le bilan dressé par Habib Charkaoui, directeur du Bureau central d'investigations judiciaires (BCIJ) –successeur de Abdelhak Khiame à la fin novembre 2020– qui a largement traité des multiples dimensions de la question sécuritaire en interne ainsi qu'au niveau régional et inter-régional. Une politique voulue et mise en œuvre par le patron de la DGST-DGSN, Abdellatif Hammouchi.
L’on voudrait ici retenir un aspect particulier: celui de la production de la sécurité publique. Pour quelle mission? La défense des libertés et des droits de la personne. Autrement dit la défense d'un ordre dont la finalité est la protection des libertés publiques, la sécurité des personnes et des biens en faisant partie intégrante. La sécurité? C’est un droit fondamental garanti par la Constitution (art. 24). Les libertés sont une finalité de l'ordre public.
La sécurité repose sur deux piliers: la prévention et la répression pénale, la police administrative et l'ensemble pénal. L'autorité judiciaire participe à l'ordre public et ce, à travers la coproduction de la sécurité publique, notamment dans le cadre de l'action conjointe autorités administratives/procureurs. Sans répression pénale, il faut le dire tout net, il ne peut avoir de sécurité publique. Au bout de la chaîne, le juge pénal a en effet sa responsabilité: celle de juger ce qui a été commis.
Sécurité publique? De quoi parle-t-on? C’est, entre autres, la sécurité sur la voie publique, la prévention de la délinquance sous toutes ses formes; c’est aussi l’insécurité. Une bonne production de sécurité publique a un préalable: bien connaître les maux, selon les territoires –la question se posant en effet en des termes bien distincts à Casablanca, à Zagora ou à Chaouen... Suivant les latitudes et les particularités socioculturelles, les enjeux de sécurité peuvent différer.
Cela dit, la production de sécurité publique recouvre plusieurs types d’action: anticiper plutôt que réagir; réagir de façon appropriée et à bon escient; enfin, dialoguer et négocier autant que possible et nécessaire avant le recours à la force publique. Ici, le renseignement est essentiel. Dans la lutte antiterroriste, il est axé sur des menaces majeures: il est concentré prioritairement sur l'islamisme radical et les phénomènes de radicalisation; il s’est aussi élargi à d’autres domaines: trafics de drogue, grande criminalité (immigration clandestine, contrebande, trafics d’armes, etc.).
Autre exemple de cette action préventive et d'anticipation: la prévention de la délinquance. Souvent, le schéma de la coproduction de sécurité publique fonctionne en réseau, avec des groupes, des réunions, des diagnostics et des objectifs partagés par l’autorité administrative et l’autorité judiciaire ainsi qu’avec des services spécialisés de l'Etat. Il faut citer encore l’action d'anticipation qui a trait à la préparation de grands évènements (conférence internationale, évènements festifs ou sportifs, etc.). Leur préparation est aujourd’hui un exercice de planification et d'organisation bien rôdé au Maroc.
Le deuxième type d'action de «production de la sécurité publique» est le suivant: réagir face à une situation ou à évènement. Parfois, des situations apparemment calmes masquent une réaction particulière de l’autorité. Des moyens appropriés sont nécessaires et requis; des brigades spécialisées sont créées à cet effet; des opérations «coup de poing» –de petite ou de grande ampleur– doivent être bien et longuement préparées: c’est la condition pour avoir des résultats probants.
Mais réagir dans l’urgence est sans doute l’aspect le plus difficile de l’action de production de sécurité publique. Ce qui implique une bonne dose d'improvisation: l'évènement qui a lieu n'a pas été prévu, la bonne mesure n’est pas celle qu’on avait imaginée, l'évènement change brusquement de nature et génère un autre évènement, il perd sa dimension locale, devient national, voire international...
Dans ces conditions, quel doit être le niveau de la réaction? Un périmètre de sécurité? Recourir à la contrainte avec le risque d’aggravation de la situation dans l'immédiat, voire dans la durée? Les forces de l’ordre ne seront-elles pas exposées à des risques trop élevés? Tout est toujours question de circonstances. Parmi celles-ci, à noter la nature et l'importance de l’atteinte même à l’ordre public, les auteurs (nombre et dangerosité), les moyens disponibles, le contexte général aussi. En tout état de cause, il faut prendre en compte le prix de la non-intervention. Celle-ci peut inciter à la répétition des actes commis: elle porte ainsi atteinte à la crédibilité de l'Etat auprès des citoyens; elle l’affaiblit ainsi dans ses rapports futurs avec les fauteurs de troubles.
Qu’en est-il maintenant du recours à la force publique? Si selon la formule du sociologue allemand, Max Weber, l'Etat a le monopole de «la violence légitime», il faut cependant préciser que la force à laquelle l’autorité administrative décide de recourir n’est pas la violence: elle n’a pas les mêmes ressorts, les mêmes finalités, les mêmes méthodes même si elle peut avoir des conséquences de même nature. L’Etat a pour mission première la protection et la garantie des libertés publiques et le respect des droits de la personne. Et l’autorité administrative ne peut avoir recours à la force publique que dans deux circonstances: le maintien de l’ordre public et l'exécution des décisions de justice.
Différentes situations sont à distinguer. La première est celle des manifestations sur la voie publique. Il faut rappeler, ici, que le maintien de l’ordre lors d'une manifestation a pour objet de permettre l’exercice du droit de manifester dans les meilleures conditions de sécurité publique. Sa finalité est la protection d’une liberté publique: celle du droit de manifester son opinion en toute sécurité. Dans la pratique sécuritaire, il est établi, au Maroc et ailleurs, que dans des manifestations difficiles, les violences se produisent d’abord quand le rapport de force n’est pas suffisamment et nettement en faveur de l'autorité. Quant à la situation relative aux émeutes urbaines, en quoi consiste la production de la sécurité publique? L'un des objectifs est d'éteindre le plus possible l’incendie. La mobilisation de moyens importants est nécessaire; il faut un rapport de forces empêchant l'agrégation des groupes en des ensembles suffisamment nombreux pour engager l'affrontement direct avec les forces de l'ordre. Il s'agit d’éviter que les échauffourées ne se transforment en émeutes urbaines.
Y a-t-il un modèle «marocain» de sécurité publique? Oui, avec l’importance des relations avec la population et, partant, son association à la sécurité publique –question de tissu social et de veille citoyenne. Oui, aussi, parce que ce modèle a une mission d’ordre public, au service des libertés publiques et des droits de la personne, qu’il offre des garanties d’efficacité et de responsabilité à l'autorité. La sécurité publique est un acquis et c’est la première des libertés. Les citoyens le savent, ils y adhérent, ils l’apprécient aussi dans cette séquence difficile et complexe de construction démocratique alors que tant de contraintes pèsent sur le Maroc.