C’est l’escalade! Jusqu’où? Elle s’est faite par paliers successifs. L’un des derniers actes a été ce décret du président Tebboune, publié le 6 octobre, relatif à la fin officielle de la mission de son ambassadeur à Rabat, Abdelhamid Abdaoui.
Assurément, le contexte diplomatique s’est gravement détérioré avec la rupture des relations diplomatiques le 24 août dernier. Durant les précédentes semaines, d’autres actes hostiles s’étaient multipliés: fermeture de l’espace aérien algérien à tous les avions civile et militaires ainsi qu’aux appareils immatriculés au Maroc le 22 septembre, non-reconduction attendue du contrat du gazoduc Maghreb-Europe (GME) reliant les champs gaziers algériens à l’Espagne via le Maroc expirant le 31 octobre courant, des incursions de l’ANP du côté de Figuig en mars, puis dans la localité de Oued-Zelmou (Bouarfa) pour déposséder de leurs terres des agriculteurs dattiers…
Mais il y a plus avec, cette fois, un débordement au plan militaire. A preuve, des manœuvres navales à la fin septembre près de la frontière avec le Maroc. Une opération que le ministère algérien de la Défense précise qu’elle a été faite «avec la participation de sous-marins simulant un véritable combat contre un ennemi dans les profondeurs de la mer». Comment ne pas le voir? Les grandes chancelleries ne cachent pas leurs graves préoccupations à propos de cette situation. L’hypothèse d’une montée des périls jusqu’à la confrontation n’est plus un exercice d’état-major: elle paraît s’installer.
Les officiels d’Alger multiplient les attaques contre le Maroc. En visite dans la région militaire d’Oran, voici quatre semaines, le chef d’état-major, Saïd Chengriha, s’en est pris violemment au Royaume, accusé de nouveau d’être «allé trop loin, dans les conspirations et les compagnes de propagande subversives». Pour quelles visées? Réduire, selon lui, le rôle de l’Algérie dans la région, épuiser ses capacités, entraver son processus de développement et tenter de porter atteinte à l’unité de son peuple, en semant la discorde et la division en son sein. Plus encore, ce chef d’état-major allègue que Rabat soutient de nombreux opposants, exilés en Europe.
Dans ce registre-là, les mêmes autorités avaient mis en cause le Maroc lors des graves incendies en Kabylie à la mi-août pour son aide au MAK (Mouvement pour l’Autodétermination de la Kabylie) qualifié de «réseau criminel», classé comme «organisation terroriste» selon les autorités du pays voisins.
Voilà comment est construit le discours de propagande autour de ce que l’on peut appeler le spectre de «l’ennemi extérieur». Une vieille recette de la politique de régimes faisant face à une grave crise intérieure, et qui tentent ainsi de conforter et de rassembler les rangs dans une perspective nationaliste et patriotique. Solliciter l’histoire du voisin de l’est est utile. Ainsi, en octobre 1963, Ahmed Ben Bella, alors président, avait utilisé la même grosse ficelle lors de «la guerre des sables». Coopté par l’armée, il avait appelé à l’«union sacrée» contre le Maroc. En différentes circonstances, une rhétorique de même facture a servi à Houari Boumédiène (1965-78) et à Abdelaziz Bouteflika (1999-2019). Aujourd’hui, Abdelmadjid Tebboune, depuis son élection en décembre 2019, la reprend à son compte, de manière plus accentuée d’ailleurs.
Que veulent donc les officiels d’Alger? Ils sont engagés dans une escalade conduisant à une montée des périls aux conséquences imprévisibles. L'on voit bien ce dont il s'agit: un appareil d'Etat ne peut plus remplir ses fonctions essentielles. Il en résulte non seulement des troubles et une crise interne mais aussi des prolongements extérieurs –intervention, contagion de l'instabilité... Un dysfonctionnement de ses institutions de gouvernance lié à des raisons internes comme la corruption ou la mauvaise gestion?
L'état économique de l'Algérie en 2021 témoigne bien du sinistre d'une politique mise en œuvre depuis des décennies: celle du bord du gouffre. Les hydrocarbures auront été décidément une malédiction –c'est d'ailleurs propre aussi à des matières premières. Une thèse validée par toute une théorie économique du développement ou plutôt du mal développement. Le système rentier en Algérie tient à ces données: les hydrocarbures constituent 20% du PIB, récession économique mondiale, impact de la pandémie Covid-19... Tous les indicateurs sont au rouge: un taux de croissance en fort recul, de 6% en 2020, un chômage en aggravation autour de 5%, avec un taux de 20% et plus encore chez les jeunes et les femmes, un déficit budgétaire de 16% et des réserves de changes en chute de 24% avec 46 milliards de dollars en 2020, et des prévisions encore plus pessimistes en 2021, avec 32 milliards de dollars.
Ce système rentier est-il réformable? Le discours officiel du président Tebboune le dit. Mais qui peut lui accorder quelque crédit? En l'état, ce système est malsain; il n'assure pas la distribution équitable du revenu national; il décourage le travail et l'esprit d'entreprise sauf à être branché sur des réseaux d'intérêts liant les généraux et des opérateurs; il empêche au final toute diversification de l'économie.
Quant à la politique algérienne de voisinage, c’est celle de l’hostilité permanente à l'endroit du Maroc. La mobilisation de son appareil diplomatique se distingue dans ce sens dans toutes les instances internationales –une forme de glaciation qui ne permet d'espérer aucun infléchissement dans ce domaine. L'Algérie n'a pas construit un Etat inspiré de ce que les libéraux appellent le "State-building"; elle n'a pas veillé à créer de nouvelles institutions gouvernementales et étatiques renforçant et transformant celles qui étaient en place. Elle ne s'est mobilisée que pour une gestion sécuritaire intérieure couplée à une hostilité graduelle pour son voisin de l’ouest.
L’altérité nourrie par l’Algérie à l’endroit du Maroc depuis près de six décennies appelle bien des interrogations. Comment s’est-elle construite durant cette longue séquence historique? Sur la base de facteurs cumulatifs: l’opposition entre deux formes de régime, l’Algérie se voulant «révolutionnaire» dans les années soixante et soixante-dix; les options politiques et économique bien distinctes avec un "socialisme" d’Etat et un système de parti unique; le référentiel et le corpus idéologique inspiré du modèle soviétique; des positionnements internationaux, avec le pays voisin allié du bloc de l’est alors que le Maroc était du côté de l’Occident. Au Maghreb, deux «modèles», donc… Quel bilan pour chacun d’entre eux?
Alors que le Royaume est engagé dans une longue marche marquée par de grandes avancées, tel n’est pas le cas du voisin de l’est, plongé dans une nasse dont il ne peut, en l’état, sortir. Ce qui est en jeu, ce n’est pas autre chose qu’un principe de légitimité encore introuvable. C’est qu’en effet depuis l’indépendance, l’Algérie n’a pas réglé la question du pacte social: celui qui peut être l’acte d’adhésion à des institutions démocratiques crédibles; celui qui porte une vision avec des valeurs appropriées par tous; celui encore qui redonne la parole aux citoyens et fonde la reddition des comptes; celui qui est adossé enfin à un véritable pluralisme libérant les énergies, valorisant les potentialités des forces vives et d’un vouloir-vivre commun.
Rien d’étonnant dans ces conditions que la société soit tellement fragmentée, éclatée même, avec un système ne pouvant qu’incarner l’Algérie et son peuple; et que ce déficit rédhibitoire s’emploie à tenter de trouver dans l’exportation de la crise interne un adjuvant en trompe-l’œil. Et quel est, pour les généraux, le «marché» cible de premier plan? Le Maroc, pour toutes les raisons précitées, mais aussi pour le redéploiement de sa politique étrangère et son rang d’influence dans le concert des nations.