Dans le monde, aujourd’hui, il n’y a que deux frontières fermées: celle séparant les deux Corées depuis la guerre de 1953; celle aussi de l’Algérie avec le Maroc depuis les attentats de Marrakech d’août 1994. Pour ce qui est de ce voisin de l’est, il y a là un certain rapport au politique. Problématique d’identité? De différenciation? En tout cas une vision des officiels d’Alger traduisant le formatage de leur imaginaire culturel et politique.
A un premier niveau d’analyse, l’on peut penser que la pandémie Covid-19, par sa mondialisation, ne pouvait qu’ouvrir les frontières, au Maghreb et ailleurs. De fait, il n’en est rien: tant s’en faut. Des différentiels ont été ainsi entretenus et même renforcés à l’échelle du globe; les inégalités entre territoires et individus se sont accrues –l’Afrique ne compte que 3% de populations vaccinées… La capacité à franchir les barrières des frontières éclaire sous un angle nouveau les relations internationales et les communautés. Le passeport n’est plus seulement un document d’identité et un titre de voyage: il est devenu un actif précieux. Au moment où avec la crise de la Covid-19 les frontières du monde se sont fermées les unes après les autres après mars 2020, seuls étaient autorisés à circuler entre les pays les individus qui rentrent «chez eux».
Le récit dominant de la liberté que l’ouverture du monde était censée produire se voit écorné et même remis en cause. Le nationalisme s’accentue. Le groupe national se repense autrement sur la base d’une appréciation différentielle; il se prolonge dans l’expression d’une crispation identitaire. Ce n’est pas seulement un repli sur soi dans le cas de l’Algérie; il se décline également autour d’une menace présumée venant… du Maroc. Le Maroc! Dont viendrait donc tous les maux actuels de ce pays: le chômage, le hirak depuis février 2019 qui a chassé l’ancien président Bouteflika, la contestation systématique de ses successeurs mal élus (Abdelmadjid Tebboune) entre les mains des mêmes généraux (aujourd’hui Saïd Chengriha, le patron de l’armée), la grave crise sociale, économique et financière, etc.
En Algérie, la dynamique nationaliste observée dans le monde a été instrumentalisée dans une direction particulière: celle d’une mobilisation marquée du sceau de l’hostilité à l’endroit du Royaume. A bon compte, la junte des généraux entend ainsi poursuivre plusieurs objectifs liés: celui de la nécessaire «union sacrée» contre le voisin de l’ouest, celui de la «légitimation» du système en place dans sa variante post-Bouteflika; enfin, celui de la neutralisation et la stérilisation de la dynamique sociale contestataire ravivée depuis plus de deux et ans et demi. Dans cette perspective, la frontière avec le Maroc –et le maintien de sa fermeture depuis vingt-sept ans– a une fonction de polarisation et de cristallisation.
Les maux pérennes de l’Algérie sont ainsi réduits à un précipité –au sens chimique du terme– à la «frontière» fermée depuis 1994 et plus encore à un «mal» menaçant, hostile: le Maroc. La sécurité est mise en avant à cet égard; elle supplante toute autre considération. Mais il y a plus. En ces temps de crise, les généraux veulent ancrer leur modèle actuel politique dans un substrat national resté puissant dans le peuple algérien avec ses représentations historiques et culturelles. A cet égard, il faut signaler la place qu’occupe celle de l’étranger depuis l’indépendance de ce pays avec des séquences successives contre l’impérialisme (Ben Bella, Boumédiène), la France –toujours– le Maroc aussi –depuis la «guerre des sables» d’octobre 1963 –et ce, de manière continue (Bouteflika, puis Tebboune aujourd’hui). Avec la «frontière», celle partagée avec le Maroc, il s’agit pour les généraux de sécuriser le territoire national mais, plus encore, de donner l’apparence de la maîtrise d’un danger, de marquer l’imaginaire des Algériens, de faire politique aussi. En somme, ce message: «circulez, dormez tranquille, nous veillons!»...
Un certain ordonnancement est mis en place. La frontière ne s’inscrit pas dans une dynamique de renouvellement et de dépassement par une coopération élargie et la recherche d’une intégration économique maghrébine à long terme –c’était là l’un des objectifs du traité de Marrakech créant l’UMA en février 1989. Elle n’a pas réussi durant les décennies écoulées à se propulser en tant que laboratoire de ce que l’on peut appeler un «lieu de liens». En principe, les frontières représentent des lignes d’équilibre pour les Etats; elles matérialisent pour eux un compromis entre deux nécessités: la recherche de la sécurité d’une part, l’accès aux opportunités et aux ressources d’autre part. Pour l’Algérie officielle, c’est la première nécessité qui prévaut: celle du repli et de la fermeture des frontières –la séparation et non le lien, la fermeture en lieu et place de l’ouverture.
Ce qui se joue, ici? C’est bien la relation entre l’interne et l’externe. Pour Alger, la frontière fermée est une stabilisation de lignes de front face à l’hostilité prétendue du Maroc désormais présenté comme un «ennemi». Cette politique-là permet un accès au cœur du système algérien: elle est en effet le révélateur de choix sur les rapports aux autres qu’il veut avoir. C’est ce que l’on appelle un espace-temps: une délimitation géographique et sa mise en perspective dans l’avenir…