Mais où est donc passé le Nouveau Modèle de Développement (NMD)? Il a bien été présenté au Roi, à la fin du mois de mai dernier; les partis et diverses organisations professionnelles l’avaient alors salué. A l'occasion, le chef du gouvernement et des ministres y font référence. Mais il faut bien faire ce constat avec ces deux observations. L'une c'est que sa déclinaison politique ne s'est pas– encore?– faite.
Il était en effet prévu que le NMD conduise à l'adoption d'un Pacte National pour le Développement autour de ces principes: un «référentiel commun des acteurs» engageant l'ensemble des forces vives; un engagement moral et politique fort devant Sa Majesté et la Nation tout entière. L'autre regarde une certaine distanciation du programme du gouvernement et de la loi de finances 2022 par rapport aux promesses et aux axes du NMD– une sorte de «grand écart» même, appelé sans doute à se consolider si un recadrage conséquent n'est pas opéré dans les politiques publiques à terme, en particulier dans la prochaine loi de finances 2023.
Pareille problématique intéresse-t-elle grand monde? Il est vrai que l'actualité nationale est surtout centrée sur l'impact de la pandémie Covid-19, auquel s'est rajoutée la sécheresse de la campagne agricole (25 millions de quintaux de céréales, le chiffre historiquement le plus bas) puis le conflit Ukraine-Russie et ses conséquences (envol des cours des matières premières dont le blé, des hydrocarbures aussi). De quoi faire peser de lourdes inquiétudes quant à la relance économique le wali de Bank Al-Maghrib annonçant, mardi dernier, une prévision de croissance médiocre de 0,9 % pour l'année en cours.
Pour autant, une telle conjoncture doit-elle limiter à ces seuls aspects le débat national élargi aux politiques publiques? N'est-ce pas en effet en période de crise que peuvent s'offrir des opportunités? Ne faut-il pas dans cette même ligne réaliser et réussir l'insertion de tout ce qui doit être entrepris dans la perspective d'axes stratégiques sur la base de bois leviers de changement présentés par le NMD? Voilà pourquoi il faut savoir gré à un think tank national, le Mouvement Damir présidé par Salah El Ouadie, d'avoir préparé et publié sous la houlette de Mohamed Benmoussa, ex-membre de la Commission du NMD, voici quelques semaines à peine, une étude sur «Le programme gouvernemental 2021-2026 à l’aune du Nouveau Modèle de Développement». Celle-ci, de quelque 180 pages, s'articule autour de cinq grands axes: réformes portées par le NMD, programme gouvernemental et loi de finances 2022, analyse critique et comparée, feuille de route pour une mise en conformité, en plus des propositions du Mouvement Damir.
Il vaut de s’attacher, ici, à cet aspect particulier: le différentiel entre le programme du cabinet et les principaux défis structurels du Maroc. Pour le rapport, le compte n’est pas bon: tant s’en faut. Ce qui est en cause c’est globalement un «déficit criant d’ambition». Il était prévu un modeste taux de croissance de 3,2% pour 2022 puis de 4% pour 2023-2026.
Le NMD, lui, avait retenu une moyenne annuelle de 6%. Tout cela, soit dit en passant, est remis en cause par la présente conjoncture avec, rappelons-le, seulement 0,9%. Difficile donc, dans ces conditions, de mettre en cause la responsabilité de l’exécutif… Plus recevable est cependant la critique portant sur le partage des richesses. Le «Maroc reste le pays le plus inégalitaire de l’Afrique du Nord», comme l’a relevé OXFAM dans ses rapports: le coefficient de Gini l’atteste avec 39,9%. Le gouvernement se propose de le ramener à… 39%, alors que le NMD, lui, a retenu 35%. De plus, cet indice ne prend en compte que le niveau de consommation mais pas d’autres paramètres: dépenses de consommation à l’étranger, épargne, patrimoine national...
Ce qui pose au premier plan la politique de redistribution des revenus et des richesses. Qu'en est-il alors de la réforme fiscale? Faut-il rappeler les principes constitutionnels consacrés dans ce domaine? Que les charges publiques sont supportées en proportion des facultés contributives des citoyens (art. 39); et que la règle est celle de l'équité et de la solidarité (art.40). En d'autres termes, l’«Etat social» désormais à l'ordre du jour ne peut avoir de contenu et de réelle dimension que si la justice fiscale devient le référent des politiques publiques. Le rapport Damir le rappelle bien sauf à relever sa sévérité pour la loi de finances 2022 pour ses mesures «symboliques ou tournées exclusivement vers le capital privé».
Question de calendrier institutionnel, le gouvernement Akhannouch pouvait-il faire plus et mieux? Investi le 12 octobre après sa nomination avec son cabinet par le Roi cinq jours auparavant, il était tenu par la loi organique des finances de déposer le projet de loi de finances pour 2022 avant le 20 octobre. Compte tenu de ce corset, ni lui ni ses ministres ne pouvaient apporter des amendements significatifs au texte préparé par le précédent cabinet Saâd-Eddine El Othmani. Mais l'on ne peut évacuer que le système fiscal ne figure dans aucun des 10 engagements du programme gouvernemental, pas plus d'ailleurs qu’aucun des quatre axes stratégiques qui l'articulent n'évoque la réforme. Les seules références sont plutôt marginales: incitations fiscale de l'investissement tourné vers la recherche & développement ou des mesures tournées vers les jeunes entreprises et les start-ups.
En l’état, le système fiscal n’est ni équitable ni efficient. Le rapport égrène bien des situations qui en attestent: 140 entreprises acquittent 50% des recettes de l’IR et de la TVA; 73% des recettes de l’IR proviennent de 4,3% des salariés; 47.000 entreprises du commerce de gros, totalisant un chiffre d’affaires annuel global de 53 milliards de DH, ne déclarent pourtant aucun résultat bénéficiaire… Aucune correction n’a donc été apportée à ce «grand écart». Elargissement de l’assiette fiscale, remise en cause des dérogations fiscales jugées inefficaces, progressivité de l’impôt, réforme de la fiscalité locale, nécessité d’un impôt de solidarité sur le patrimoine non productif ou spéculatif, réforme des taxes intérieures de consommation (tabac, alcools) en faveur du financement de la couverture sanitaire universelle, véritable révision de l’IR: autant de renoncements…
Le rapport va plus loin. Il signale ainsi des incohérences manifestes dans la construction des données macroéconomiques. Telle celles entre la croissance et la création d’emplois avec cette annonce d’un taux moyen annuel de 4% et la création d’un million d’emplois nets d’ici 2026. Telle aussi la situation de l’emploi féminin actuellement de 19% et qui doit être porté à 30% à la fin de cette législature. Telle encore l’imprécision des recettes de privatisation: 5 milliards de DH ou 8 milliards de DH? Sans oublier d’autres: un «revenu de dignité» pour les personnes âgées d’un montant de 400 DH à compter du 4e trimestre 2022 en faveur de plus de 1,8 million de personnes âgées de plus de 65 ans avec l’objectif de le relever à hauteur de 1.000 DH par mois à la fin de la présente mandature.
Mais il y a plus. Ainsi, tant de domaines ne sont pas pris en charge sur la base des orientations du NMD. C’est le cas de la moralisation de la vie publique où l’arsenal prévu reste bien modeste; du plan de relance économique qui manque de nouvelles mesures opérationnelles et d’objectifs actualisés; de la démocratie et des droits de l’homme où une «nouvelle génération» de réformes reste encore en instance (code pénal, procédure pénale, statut de la famille); de la réforme de la justice; de la politique culturelle et de la régionalisation avancée entravée par les lenteurs d’une déconcentration effective.
Le rapport se propose d'aller plus loin que le NMD. Il formule à cet égard pas moins de 314 réformes et mesures supplémentaires. La moitié d'entre elles intéresse la politique économique et la gouvernance; elles se ventilent entre la compétitivité, les compétences et le rôle de l'Etat puis la croissance économique. Il plaide pour «une vision stratégique» avec «un projet de société capable de mobiliser les citoyens et porté par une élite engagée et dévouée». Une ambition qui a été celle du NMD et qui doit être ravivée. Le reproche d'une absence de «chiffrage» de ses propositions ne manquera pas de lui être fait, ici et là; oui, sans doute. Au fond, sur le diagnostic, tout a été dit par les uns et les autres, et ce avant le NMD par les partis politiques, le milieu associatif sans oublier plusieurs institutions internationales (FMI, Banque mondiale) ou continentales (BAD). C'est l'ordonnance qui reste encore en débat: comment? Avec quels moyens, pour quel impact?
L'équation vertueuse que Damir appelle de ses vœux est aussi identifiable dans diverses composantes de la société et dans les évaluations récurrentes d'institutions internationales. Reste la capacité à entreprendre une telle dynamique. Ce qui renvoie à la politique et, partant, à ceux qui ont en la charge dans les institutions (gouvernement, parlement, etc.), l'élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques. Cela commande qu'il y ait un discours de réforme, bien sûr, mais aussi une volonté de s'y atteler sans électoralisme et, le cas échéant, en assumant le coût politique dont au premier chef le risque d’impopularité. Ne manque en dernière instance que ceci: des actes de réforme. Expliquer, communiquer, mettre en perspectives pour obtenir l'adhésion des citoyens et si possible leur soutien et leur engagement: voilà le grand challenge.