Molière n’y est pour rien!

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ChroniqueUne langue qui a besoin d’être défendue est une langue qui n’a plus d’assise civilisationnelle. Car si au Xème ou XIème siècle, l’arabe était la langue du savoir et du raffinement, ce n’est certainement pas parce qu’elle était défendue par des idéologues ou des youtubeurs.

Le 22/12/2022 à 11h01

Il y a de cela quelques jours, soit le 18 décembre 2022, se tenait comme chaque année la Journée mondiale de la langue arabe. Si cet événement n’a, semble-t-il, suscité aucun élan festif de la part des 315 millions d’arabophones ou considérés comme tels, il demeure du moins sur le plan symbolique fortement intéressant. Car on commémore rarement les vivants. Puisque, étymologiquement, le verbe «commémorer» désigne le fait de se souvenir collectivement d’un événement passé ou d’une personne défunte, dans une démarche souvent cérémoniale.

Doit-on forcément en déduire que la langue arabe est morte? oui et non.

Non, car elle demeure pour tous les musulmans, qu’ils soient pour le coup arabophones ou pas, la seule langue liturgique et rituelle. Elle est la langue du Coran, de la prière, de la lecture et de la récitation du livre saint.

Non, également parce que pour les intellectuels et lettrés arabes, elle demeure toujours une langue civilisationnelle, puisqu’elle permet non seulement d’accéder à un héritage culturel colossal, mais également de produire des œuvres contemporaines, dans une langue aux possibilités et à la richesse incommensurables. Elle représente de ce fait une langue élitiste dans un schéma que les linguistes désignent par «diglossie». Autrement dit, une situation où deux variétés linguistiques coexistent au sein d’un même peuple, mais dans une logique hiérarchique. Dans notre cas, la langue haute est l’arabe un peu à l’image du latin dans le Moyen Âge européen, là où la langue populaire est la darija (dialecte marocain).

Enfin un dernier non, car elle est, certes dans une forme moins raffinée, la langue administrative, éducative et journalistique dans tous les pays arabes, et par conséquent, pratiquée quotidiennement par tout un chacun.

Mais la question se pose sérieusement dès lors que beaucoup affirment qu’elle est notre «langue maternelle». Je pense que nous sommes tout à fait en droit d’en douter, ne serait-ce qu'empiriquement. Car qui d’entre nous, en allant chez le maraîcher, à titre d’exemple, prononce le nom des fruits et légumes en arabe classique? Personne ne dit «tamatim» pour désigner les tomates, mais nous disons «maticha» en darija. Pour beaucoup de mots, la racine est bien entendue arabe, mais la vocalisation et la syntaxe de la phrase en darija diffèrent grandement de l’arabe classique. N’oublions pas aussi que pour beaucoup de Marocaines et Marocains, la langue maternelle est le tachelhit, le tarifit ou le tamazight.

Car là encore, les mots ont leur signification. L’expression «langue maternelle» renvoie de manière imagée aux premiers mots et phrases qu’entend un enfant dans les bras de sa mère. Les premiers mots qui vont structurer son rapport au monde. Les premiers mots qu’il vocalisera pour exprimer ses désirs, ses peurs, ses joies, ses émotions.

Ainsi, tous ceux qui, dans leurs écrits ou sur les réseaux sociaux, défendent farouchement la langue arabe comme étant notre langue maternelle, disent sans s’en rendre compte qu’il nous faut supprimer la richesse linguistique qui fonde notre être collectif le plus profond. Puisqu’il y a une différence de taille entre défendre le statut de langue culturelle et élitiste de l’arabe et vouloir en faire notre langue maternelle, ce qu’elle ne fut jamais dans notre histoire.

De même, une langue qui a besoin d’être défendue est une langue qui n’a plus d’assise civilisationnelle. Car si au Xème ou XIème siècle, l’arabe était la langue du savoir et du raffinement, ce n’est certainement pas parce qu’elle était défendue par des idéologues ou des youtubeurs, mais parce qu’elle était avant tout portée par un élan civilisationnel et une production foisonnante de savoirs, d’œuvres et de connaissances.

Mais comme dans toute démarche idéologique, il faut désigner un ennemi. Le français semble clairement désigné comme le bouc émissaire par excellence. Qualifié de langue du colonisateur par ses détracteurs au Maroc, l’appel est lancé pour ne plus l’enseigner ni le parler, lui préférant l’anglais. Comme si les Anglais ou les Américains n’ont colonisé ni génocidé personne durant leur histoire.

Un appel au boycott linguistique, qui fait fi des conséquences sur les jeunes élèves et étudiants, qui, à travers cet appel idéologique, trouveront un alibi pour leur paresse, ou une justification pour leurs limites. Ce qui ne manquera pas d’affecter leur future carrière, sachant que le français est la langue économique de l’élite du pays.

Ainsi, si ce combat devait être mené pour tel ou tel raison, ce n’est certainement pas sur les bancs de l’école ou sur les réseaux devant un public jeune et influençable, mais dans l’enceinte du Parlement et au niveau des décideurs.

Pour ma part, je rêve d’un jour où notre élite, autant que notre peuple, sera pleinement et parfaitement polyglotte, en maîtrisant à la perfection l’arabe, le français, l’anglais, et pourquoi pas l’espagnol et le mandarin pour les plus passionnés. Mais notre langue maternelle demeurera toujours la darija et le tachelhit, le tarifit et le tamazight pour des millions de Marocains.

Car au fond, le protectorat ne nous a pas été imposé par Montaigne, De Maistre, Chateaubriand ou Molière, mais par une élite politico-économique de nationalité française, dont le peuple français fut lui-même à maintes reprises victime.

Ce n’est par conséquent ni le français, ni l’arabe que je défends, mais le droit pour chaque Marocaine et Marocain de pouvoir accéder à des mondes et à des civilisations étrangères, tout en ayant les moyens de plonger dans la sienne.

Par Rachid Achachi
Le 22/12/2022 à 11h01