Le Maroc a connu ces vingt dernières années des transformations majeures et avant tout indéniables. Au niveau infrastructurel, plusieurs grandes réalisations peuvent en témoigner, en allant du port de Tanger Med au TGV en passant par le futur port de Dakhla et les centrales solaires Noor I et II.
Au niveau économique, plusieurs fragilités demeurent, mais le potentiel est là, latent, n’attendant que d’être pleinement exploité. Quant à la dimension diplomatique, le Maroc a su pas à pas s’imposer comme un acteur géopolitique incontournable dans la région.
Mais un sentiment d’incomplétude semble traverser chacun de nous, chaque Marocaine et Marocain, à différents degrés. Quelque chose d’essentiel semble manquer pour donner un sens à cette armature, pour nous donner un élan vital. Un liant, un projet commun, capable de canaliser toutes les énergies vives du Royaume vers un idéal lointain, qui ne saurait s’exprimer en PIB, en taux de croissance, ou investissement.
Un horizon civilisationnel, qui dans sa forme contemporaine se nomme «idée nationale» ou «idéologie». Un concept qui, dans une époque dominée par le discours libéral, semble revêtir un caractère péjoratif, ou révolu, diront certains. Cependant, la plus grande ruse du diable est de faire croire qu’il n’existe pas. Il en va de même pour le libéralisme qui, de par son hégémonie, a décrété la fin des idéologies, faisant oublier à beaucoup qu’il en est une, et à tous les niveaux.
Et comme il m’arrive de le dire souvent, dans le monde d’aujourd’hui, le libéralisme est l’idéologie de celui qui n’en a pas. Une idéologie par défaut, quand bien même elle ne correspondrait pas à notre réalité. Une réalité marocaine qui semble réticente aux diktats libéraux, ceux de l’individu, de la liberté marchande, et de la société contractuelle.
Or, autour de moi, dans nos villes ou dans nos rues, je ne vois pas d’individus, mais des personnes, traversées par des appartenances plurielles et avant tout par un héritage civilisationnel qui semble profondément enfoui en nous, comme pour échapper à l’usure du temps.
Car libéraux, nous ne le sommes certainement pas, ce qui ne nous empêche pas de nous en revendiquer, du moins formellement. Et comme disent les Russes: «grattez le Russe et vous trouverez le Tatare». Je fais mien ce proverbe en disant: «grattez le Marocain et vous trouverez l’Andalou, l’Amazigh, l’Arabe… ». Vous trouverez tout sauf le libéral. Car ce qui loge au fond de chacun nous, c’est un socle civilisationnel qui n’a toujours pas été pensé, mais qui loge dans notre inconscient collectif. Une identité refoulée qui n’attend que d’être exhumée, par des intellectuels, artistes, ou par des politiques. Ces derniers, se devront de faire fi des catégories occidentales, en forgeant les leurs, autrement dit les nôtres. Car si vous ne vous pensez pas vous-mêmes, d’autres vous penseront à votre place.
Sur le terrain de l’idéologie, autrement dit, celui de la métapolitique, qu’avons-nous à proposer?
Une devise nationale: «Dieu, la Patrie, le Roi». Autrement dit, le fondement métaphysique, l’enracinement géographique, et la profondeur politico-historique. Trois piliers majeurs de notre identité collective, qui constituent l’étendard de chaque Marocain, mais que nous vivons tous plus ou moins intuitivement, ou de manière contingente, comme pour la question du Sahara marocain, lors d’un bras de fer diplomatique avec d’autres Etats, ou encore lors d’un match de foot de l’équipe nationale.
L’occasion pour chaque Marocain de voir jaillir en lui un sentiment de fierté et de patriotisme. Toutefois, contrairement aux élans émotionnels qui ne manquent certes pas de beauté, l’idéologie est ce qui permet de les inscrire dans la durée, de leur donner un caractère structurel et orienté, vers un horizon lointain et surtout commun. C’est la matérialisation et la conceptualisation d’une identité profonde, qui s’exprime à travers le prisme du peuple. Le peuple est par conséquent la médiation entre l’identité et l’idéologie. Elle se pense en commun, dans un dialogue permanent entre l’élite et la base, entre le Marocain et lui-même, entre le passé et le présent.
En attendant, cette identité est soit exprimée de manière fétichiste, soit vécue intuitivement. A la question «qu’est-ce que le temps?», Saint-Augustin répondit: «si personne ne me demande ce qu'est le temps, je sais ce qu'il est; et si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus». Il m’est triste de constater qu’il en va de même pour notre identité.
Il en résulte qu’avant de parler de modèle de développement, de PIB ou d’IDE, il est impératif de comprendre que sans une idéologie dont notre identité serait le soubassement, le plus beau modèle économique du monde ne pourra pas créer l’élan vital qui nous manque si cruellement aujourd’hui.
Pour conclure avec un proverbe, le philosophe romain Sénèque a dit «un navire qui ignore vers quel port il navigue, aucun vent ne peut lui être favorable».