C’était à El Jadida, dans mon enfance. Un type bavardait avec mon oncle à la terrasse d’un café aujourd’hui disparu, en face de «Deauville plage», un endroit chic dont il ne reste que le souvenir devant l’hermétiquement fermé «hôtel des Doukkala»… (Décidément, cette chronique tourne à la nécrologie. On dirait que tout a disparu. Et encore, je ne parle pas de l'hôtel Marhaba qui se trouvait à proximité et qui était tellement réputé dans les années 70 que l'épouse de Jacques Chaban-Delmas, l’ancien Premier ministre français, venait parfois s’y reposer et jouir de son somptueux jardin –somptueux, mais aujourd’hui tout aussi défunt que le reste. Pourquoi tous ces hauts lieux du tourisme j’didi ont-il disparu?)
Mais je m’égare. Donc, mon oncle, le type (un écrivain espagnol, si je me souviens bien) et moi, haut comme trois pommes, ou plutôt comme trois tomes, la lecture étant alors ma seule passion. Les deux hommes devisent paisiblement. C’est alors que passe devant nous une carriole qui emporte des pastèques vers le marché. Le Doukkali qui la mène (la carriole), et qui estime sans doute que tout cela ne va pas assez vite, se met soudain à taper violemment sur le petit âne qui la tire (la carriole). Puis il enfonce carrément le bout de son bâton dans une petite plaie au flanc du petit animal pour l’éperonner. C’en est trop pour l'hidalgo qui bondit de son siège et va agiter le poing devant le visage ébahi du paysan en lui hurlant d’arrêter son manège. Puis il revient s’asseoir en s’excusant:
– Désolé, je n’ai pu me retenir… Mais vous comprenez, une telle barbarie…
Une ombre passe sur le visage de mon oncle. L’autre, sentant qu’il a prononcé une parole malheureuse (c’est très connoté, «barbarie»…) essaie de la rattraper:
– Vous autres Marocains qui avez une culture si riche, si raffinée, comment pouvez-vous tolérer qu’on torture ainsi de pauvres bêtes sans défense?
Je ne me souviens plus de ce que mon oncle avait répondu. Peut-être avait-il affirmé qu'à titre personnel, il n’avait jamais fait de mal à une mouche. Quant à moi, dont le meilleur ami était un chat, inutile de préciser que le sort du petit âne et de ses congénères me fendait le cœur.
Mais décidément, ce mot ne passait pas: «barbarie».
Quelques décennies plus tard, hier en fait, me voici dans une ville ensoleillée du Sud-Ouest de la France. Sur la place du Marché, un couple sympathique, genre baba-cool mais sans la fumette ni les tatouages, me tend une brochure. On y lit les détails de ce que subit un taureau lors d’une corrida. La pique, d’abord: monté sur un cheval protégé par un caparaçon, le picador enfonce ladite pique pour blesser, parfois très profondément, le taureau. Puis ce sont les banderilles, six au total, qu’on plante deux par deux dans le dos de l’animal. Chacun de ses mouvements le fera désormais souffrir et saigner abondamment. Enfin, c’est la mise à mort. Le matador (littéralement: «le tueur») s’amuse à épuiser le taureau avec sa muleta puis il lui transperce la cage thoracique avec une, deux ou trois épées. Et si la mort ne vient pas assez vite, il l'achève avec un verdugo planté dans la nuque. C’est un massacre qui clôt une séance sanglante de torture.
Bouleversé, je signe l’appel à l’abolition de la corrida que me tendent les deux activistes – ils méritent leur place au paradis des créatures du Père éternel. Et je m’éloigne les larmes aux yeux.
Et soudain me revient en mémoire la saynète que j’ai relatée en ouverture de ce billet.
Montaigne disait: «Chacun appelle barbare ce qui n’est pas conforme à ses usages» (Essais, Livre I, chapitre 31). Il faudrait peut-être y réfléchir et être moins prompt à la condamnation. En tout cas, je dénie désormais à quiconque, Languedocien, Basque ou Castillan, le droit de me regarder de haut tant qu’il n’aura pas signé un Appel à l’abolition de la corrida.
Je veux bien être traité de barbare –mais pas par pire barbare que moi…