J’ai lu avant-hier dans le Journal de Matthieu Galey, publié par Robert Laffont dans la collection ‘Bouquins’, une drôle de note en date du 28 Octobre 1964 (page 281): «ce matin, la voisine vient proposer à Marion d’engager un domestique marocain. Marion, tentée, hésite et demande, du ton le plus naturel: “Oui, mais tout de même, cela doit coûter cher. Avec quoi le nourris-tu?“»
En lisant cette dernière phrase, j’ai complété mentalement: «… avec du son, de l’avoine ou de l’orge?»
C’est peut-être ce à quoi pensait Marion. Avec quoi nourrit-on ce drôle d’animal?
Il y a quelques années, je contemplais à Florence une toile de Fra Angelico qui représente Saint Côme, patron des chirurgiens, et son frère Damien, en pleine action: ils sont en train de greffer la jambe d’un ‘Maure’ à un sacristain qui a perdu la sienne. Comment les deux hommes se sont-ils procuré la jambe du Marocain? La légende ne le dit pas. Était-il mort ou vivant, était-il consentant? Ou bien s’était-on approprié son corps?
Dans le premier cas, le Marocain (que va embaucher Marion) est mis au rang d’une bête de somme qu’il faut nourrir pour s’assurer de ses services. Dans le second cas, celui des chirurgiens, il est réduit à un corps dans lequel on peut se servir –une jambe par-ci, un rein par-là.
Heureusement que les temps ont changé…
Mercredi dernier, je regardais sur BBC2 un reportage sur la construction de la centrale nucléaire hyper-moderne Hinkley Point C en Angleterre. Pour nourrir les milliers d’ingénieurs, de techniciens et d’ouvriers, une escouade de cuisiniers prépare chaque jour des repas. Ce jour-là, le chef cuisinier annonce fièrement à l'équipe de télévision:
– Aujourd’hui, c’est très spécial: je cuisine marocain!
Et de plonger avec enthousiasme une grande écuelle de bois dans un immense chaudron, de goûter le truc et de brailler en direction de ses aides:
– Eh oh, un peu plus de cumin, les gars!
Résumé: il y a mille ans, Saint Côme dépeçait le corps d’un Marocain; il y a un demi-siècle, Marion nourrissait son Marocain comme un âne; aujourd’hui, un maître-queux anglais s’extasie devant la gastronomie marocaine.
Y'a pas à dire, les gars, on a fait des progrès dans la façon dont on nous traite.
Il serait temps que certains députés du Parlement européen et certains journalistes du même continent en prennent bonne note et qu’ils cessent de vouloir nous démembrer comme Saint Côme ou de nous prendre pour des ânes comme Marion.
On les invitera alors à partager un bon tajine, sans rancune.