Le train parti de Rabat roule en direction de Casablanca. On a envie de déclamer “l’air est pur et la route est large”, comme l’écrivit le poète (ne me demandez pas lequel), mais la vérité oblige à dire que l’air est poisseux et la voie d’un écartement plutôt étroit (1,435 m). Mais bon, je m’égare. Je lis dans le quotidien acheté en gare de Rabat un article d’un confrère qui traite, belle coïncidence, du futur TGV Tanger-Casa en se basant sur “le coût du passager”, comme si c’était une donnée simple, évidente, sans ambiguïté.
Voilà qui me plonge dans une rêverie où je crois entendre mon ancien professeur d’économie Maurice Allais, ce génie hétérodoxe qui obtint un prix Nobel largement mérité. (Mais, délicieuse ironie, ledit génie, quand on lui demandait duquel de ses travaux il était le plus fier, répondait invariablement: “Mon mémoire sur les oscillations du pendule”…). En pleine rêverie inspirée par Allais, je me vois demandant au contrôleur:
– Monsieur, voici Abdelmoula, un passager qui vient de monter à la halte de Mohammedia. Quel est son coût?
Le contrôleur, après un instant de réflexion:
– Bof… Rien, en fait. Le train roule, avec ou sans lui. Le supplément d’énergie pour transporter un voyageur de plus est négligeable. Votre Abdelmoula ne coûte rien à l’ONCF.
Brave contrôleur, qui a redécouvert tout seul la notion de “coût marginal”, effectivement nul dans ce cas.
Je me vois poser la même question au chef de train. Il se gratte le crâne.
– Coût nul, selon le contrôleur? Que nenni! Que non pas! Si cent passagers font comme lui et prétendent tous monter à la halte de Mohammedia, il me faudrait ajouter une voiture au train. Le vrai coût de chaque passager, donc de ton ami Abdelmoula en particulier, est de 1/100e du coût de cet hypothétique wagon entre Mohammedia et Casa. Et cela, qu’il faille effectivement ajouter un wagon ou non.
D’accord. Un peu compliqué, mais d’accord. Mais que nous dit le chef de ligne, interrogé dans son beau bureau climatisé du siège de l’ONCF?
– Mmmouais. J’aime bien Ssi Moha, le chef de train, mais il se trompe. On ne peut pas ajouter indéfiniment des wagons: au bout de 20 voitures, donc 2.000 voyageurs supplémentaires, il faut doubler le train. Le coût d’Abdelmoula, c’est, effectivement, 1/100e du coût du wagon supplémentaire mais il faut ajouter 1/2.000e du prix de la locomotive et du salaire de son conducteur.
La tête me tourne. On n’est pas sorti de l’auberge, hein? Je m’imagine posant la même question à l’un de mes anciens condisciples qui est resté ingénieur, lui– heureux homme– et occupe un poste important à l’ONCF. Il lève les bras au ciel.
– Il est bien gentil, le chef de ligne, mais on ne peut pas multiplier les trains sur une même voie! Il y a une limite. A partir de 50 trains par jour, on est obligé de doubler la voie. Ton Abdelmoula nous coûte donc tout ce qu’on vient de calculer, plus sa part (1/200.000e) du coût de la voie supplémentaire rapporté au temps de transport Mohammedia-Casa.
Diantre! Ça devient rudement compliqué. C’est là que je me suis réveillé, gentiment secoué par le contrôleur à qui j’ai montré mon billet en me gardant bien de lui poser la moindre question. J’ai repris ma lecture en me disant (vieille marotte) que les cours d’économie devraient être obligatoires pour tous les citoyens, et les journalistes en particulier, pour que chacun puisse se faire une idée précise de ce qui se trame dans notre pays.
Leçon du jour: parler du coût d’un bien (ou d’un service), en général, n’a pas grand sens. Plus on prend de l’altitude, plus les choses se compliquent. Voilà pourquoi les conversations de comptoir sont ineptes. Il faut avoir la modestie d’étudier, de compulser des traités arides, de réfléchir avant d’ouvrir la bouche. Mais qui fait encore cela aujourd’hui que le président des Etats-Unis himself mène le monde à coups de tweets impulsifs?