Dimanche dernier, à 18h38, j’ai vu une merveille. Non, ce n’était pas une orchidée de Kinabalu ni le petit pan de mur jaune dans la toile de Vermeer.
C’était un but, pendant le match Chelsea-Tottenham. Hakim Ziyech s’empara du ballon; il jeta un bref coup d’œil vers la cage du gardien de but de Tottenham; et puis, plus gracile que Noureev, plus souple qu’un puma, plus précis qu’un robot chirurgien, il frappa le ballon de son magique pied gauche, lui faisant décrire une courbe qui était très exactement une semi-cycloïde parabolique d’ordre 2. Le gardien de but de Tottenham, Hugo Lloris, cloué au sol, ne put que suivre des yeux la trajectoire de la balle qui s’en vint mourir derrière lui après être entrée comme par effraction dans l’angle supérieur droit. Le stade fit entendre une sorte de rugissement admiratif.
La bouche en o, époustouflé, je ne pus, encore une fois, que regretter que ce joueur d’exception ne fasse pas partie de la sélection nationale marocaine, à cause d’une incompatibilité d’humeur avec l’entraîneur Halilhodžić. Ce dernier se plaint, paraît-il, du caractère hautain et indiscipliné de Ziyech.
En réalité, il s’agit d’un malentendu. Comme l’odalisque d’Ingres qui a une vertèbre de plus, les Marocains du monde ont une dimension culturelle supplémentaire –celle de leur second pays. Et il faut en tenir compte. Grandir en France, au Japon ou en Allemagne, ce n’est pas innocent. Ça laisse des traces et elles sont différentes, pays par pays.
Les Pays-Bas constitue l’une des plus anciennes républiques d’Europe. L’abjuration de La Haye, cet acte constitutionnel qui proclama en 1581 l’indépendance des dix-sept provinces jusque-là soumises à Philippe II d’Espagne, est un document exceptionnel qui inspira la déclaration d'indépendance des Etats-Unis d'Amérique en 1776. Depuis cette proclamation, les Néerlandais ont un très fort sentiment d’indépendance et d’égalitarisme –surtout qu’il n’y a quasiment pas de nobles dans ce pays, ni duc, ni marquis, ni grand mamamouchi.
Tout le monde est au même niveau, pense-t-on ici. Je me souviens de l’étonnement de mon ami Hassan B., qui habitait dans le même quartier que l’ancien premier ministre Wim Kok et qui voyait régulièrement ce dernier enfourcher son vélo pour aller faire ses courses. Un jour, j’ai vu deux hommes d’affaires, deux frères, assis sur un banc à manger un sandwich en regardant quelques canards barboter dans le canal. Je les ai reconnus. Ils pesaient 6 milliards de dollars, les deux frères, avec leur entreprise internationale de logiciels; mais ils ne se considéraient pas différents du retraité de la poste assis sur le banc d’à côté.
Et puis il y a Amsterdam, qui a cet esprit au carré. Egalitariste, grande gueule, rétif à toute autorité, ne craignant personne, le natif d’Amsterdam se considère l’égal de n’importe qui, fût-il le tsar ou le mikado ou un entraîneur de football. Et Ziyech est un p’tit gars d’Amsterdam…
Une fois qu’on sait cela, on commence à comprendre le caractère de Ziyech –et il est dommage que personne n’ait su l’expliquer à l’entraîneur. Je suggère à la FMRF d’organiser un séminaire interne sur les différents contextes culturels des footballeurs «marocains du monde». Ça éviterait bien des désagréments et en particulier celui de devoir nous priver d’un artiste capable de marquer ce but extraordinaire contre Tottenham. Il pourrait en marquer de similaires, mais sous le maillot vert et rouge, pour notre plus grand bonheur.